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l’a dit, c’est dans une Préface, et que la question est de savoir si le livre en a tenu les promesses. Tout ce que l’on peut dire avec vérité, c’est que Montesquieu a bien en le pressentiment de cette histoire naturelle des lois, qu’il en a même esquisse, si l’on veut, quelques chapitres, dans sa théorie des climats, par exemple ; mais le fait est qu’il ne l’a point écrite ; et, dans l’état de la science de son temps, quand les matériaux ne lui eussent pas manqué pour remplir le plan, c’eût encore été la décision d’esprit, le parti-pris philosophique et la sévérité de composition qu’il lui fallait pour le tracer seulement.

Est-ce tout ? Non pas encore, et s’il y a dans l’Esprit des lois des traces de fatalisme, les intentions révolutionnaires ou réformatrices y abondent, et d’Alembert, dans son Éloge de Montesquieu, n’y a guère vu que cela. C’est une autre manière de comprendre et d’interpréter le livre. « Pour Montesquieu, l’homme est de tous les pays et de toutes les nations ; .. il s’occupe moins… des lois qu’on a faites que de celles qu’on a dû faire,.. des lois d’un peuple particulier que des lois de tous les peuples. » Et il est évident, quand il fait la théorie de la séparation des pouvoirs ou l’apologie de la constitution anglaise, comme quand il plaide contre l’esclavage, que Montesquieu ne croit point l’esclavage nécessaire, ni le régime parlementaire ou les lois protectrices de la liberté civile tellement liés au sol, au climat, à l’histoire de l’Angleterre qu’on ne les puisse transplanter sur le continent. Si ce beau système a été trouvé dans les bois, c’est dans les villes qu’il se pratique, et si l’on le voulait, ce serait à Paris tout aussi bien qu’à Londres. Montesquieu n’étudie donc point les lois pour elles-mêmes, ni surtout pour elles seules, mais pour les leçons ou les exemples qu’on en peut tirer, et pour les applications prochaines, quand il les trouve bonnes, que l’on en pourrait faire à sa propre patrie. C’est un publiciste, comme on dit aujourd’hui, c’est un citoyen, comme on disait au XVIIIe siècle ; il travaille pour le bien public, et non pas seulement, comme Buffon, pour la science. L’histoire naturelle des lois l’intéresse, mais son pays autant ou davantage, et le progrès, et l’humanité. Citons encore d’Alembert et passons lui son emphase habituelle toutes les fois qu’il parle d’un collaborateur de l’Encyclopédie : « L’amour du bien public, le désir de voir les hommes heureux, se montrent de toutes parts dans l’Esprit des lois, et n’eût-il que ce mérite si rare et si précieux, il serait digne par cet endroit seul d’être la lecture des peuples et des rois. » D’Alembert est un contemporain ; et je ne puis me faire à l’idée que, pour entendre un livre, il soit indispensable de n’avoir pas vécu soi-même parmi les préoccupations qui le dictaient à son auteur.

Sans doute, on dira que toutes ces intentions, non-seulement se touchent, mais s’entre-tiennent ; et je répondrai que c’est justement quand