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manière de penser procède elle-même de l’originalité de sa manière d’écrire, il serait impie de souhaiter qu’au lieu de Montesquieu il se fût appelé… Goguet.

Ce qu’en effet toutes ces remarques ne sauraient faire, c’est que Montesquieu ne soit lui-même un très grand esprit, et son livre un livre essentiel dans l’histoire de la littérature française. Il marque d’abord une date, une époque même de la prose classique. Toutes ces considérations de droit public et de jurisprudence, toutes ces matières de politique et d’économie, la théorie des gouvernemens comme celle du change, ou l’interprétation des lois civiles comme celle des lois pénales, enfouies jusque-là dans les livres savans et spéciaux des Cujas ou des Barthole des Grotius ou des Puffendorf, des Domat ou des Pithou, l’Esprit des lois, pour la première fois, les faisait sortir de l’enceinte étroite des écoles, de l’ombre des bibliothèques, et, les mettant à la portée de tous, accroissait ainsi le domaine de la littérature de toute une vaste province de celui de l’érudition. C’est ce que Descartes, avec son Discours de la méthode, avait fait pour la philosophie, Pascal, pour la théologie, dans ses Lettres provinciales ; et c’est ce que faisaient, vers le même temps que Montesquieu, pour l’histoire, Voltaire, dans son Essai sur les mœurs, et pour la science, Buffon, avec son Histoire naturelle. Les hommes du monde dans les salons, les femmes elles-mêmes à leur toilette, s’étonnèrent de se trouver si savantes en politique, si avancées dans ces problèmes qu’on leur avait jusqu’alors enveloppés de tant de mystère, et comme défendus par tant de barrières. L’étonnement devint de l’admiration en devenant du plaisir. Et c’était justice, puisque aussi bien cette bonne fortune n’est jamais échue qu’à de très grands écrivains. Elle exige, en effet, pour être méritée, deux qualités voisines du génie : un sentiment très sûr, très profond, des ressources d’une langue et un tact très subtil du point d’avancement de l’intelligence publique. Montesquieu, dès les Lettres persanes, eut ce sentiment et ce tact : l’un lui dicta le choix de son sujet, l’autre lui procura les moyens de le traiter ; et c’est ainsi que par l’Esprit des lois, la politique et la jurisprudence entrèrent dans la littérature. Elles en sont depuis quelquefois sorties.

Le livre eut un autre mérite : ce fut de donner aux études historiques une direction nouvelle. Apologétique ou érudite avec les Bénédictins, polémique avec Bossuet, narrative avec Voltaire, l’histoire, avec l’Esprit des lois, devient philosophique, en ce sens qu’elle fait désormais consister son principal objet dans la recherche des causes. Je n’examine point à ce propos si Montesquieu lui-même a réussi dans cette recherche des causes, ni s’il n’en a point sacrifié quelques-unes, et des plus effectives, à son goût personnel d’expliquer les événemens par les plus lointaines ou les plus générales. La philosophie de l’Esprit