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dis-je, est en rapport singulièrement étroit avec cette exigence de l’esprit humain à vouloir à toute idée une manifestation extérieure, si toutefois cette aptitude et cette exigence ne sont pas une seule et même chose. Le génie anglais veut un visage aux idées pour qu’elles apparaissent ce qu’elles sont, adorables ou haïssables, des pieds et des mains aux vérités pour qu’elles accomplissent leur mission pratique en un monde où tout est concret. Il supporte difficilement l’obsession de l’invisible, et rien n’égale l’admirable furie avec laquelle ses grands poètes et ses grands écrivains bondissent vers l’idée qui se présente devant leur esprit pour la tirer de l’inaccessible, et la faire entrer de gré ou de force dans un corps où ils pourront la toucher, la manier, la caresser longuement, la flageller et parfois même la violer. Nous avons en d’autres temps assez souvent insisté sur cette aptitude pour n’avoir pas envie d’y revenir aujourd’hui plus longuement. C’est l’aptitude qui fait à la fois les grands poètes et les grands superstitieux, et c’est pourquoi l’Angleterre a eu les uns et les autres en plus grande quantité peut-être qu’aucun autre pays de l’Europe.

C’est bien le XVIIIe siècle qui a eu l’honneur, si honneur il y a, de porter le coup de mort à la superstition, mais il est remarquable qu’il n’a pu le faire qu’en emportant la religion avec elle, d’où il faut conclure que certaines des croyances et opinions que nous appelons superstitions sont peut-être attachées de plus près qu’on ne le croit à l’essentiel de la religion, et n’en diffèrent souvent que pour l’incrédule ou l’indifférent, impuissant à reconnaître en elles les effets naturels d’une foi qui n’est pas en lui. Mais le croyant, même éclairé, songera rarement à les mettre en doute, et l’idée qu’on puisse s’interroger à leur égard lui paraîtrait souvent à juste raison une curiosité naïve ou la preuve d’un esprit peu logique. Ce que nous appelons aujourd’hui superstitions, les hommes d’autrefois l’appelaient de tout autre nom, et je me demande de quel droit nous venons aujourd’hui établir des différences que ces hommes qui vivaient avec la religion en rapports autrement intimes que nous n’ont jamais soupçonnées et n’auraient jamais voulu admettre. Non, ils croyaient aux fantômes parce qu’ils croyaient à l’âme immortelle, ils croyaient aux événemens miraculeux parce qu’ils croyaient au gouvernement de Dieu sur le monde, ils croyaient aux esprits parce qu’ils croyaient au monde surnaturel, ils croyaient aux sorciers parce qu’ils croyaient à Satan. Les deux termes ainsi rapprochés, pouvez-vous me dire où commence la superstition et où finit la croyance?

Il y a dans le Coran une sorte de légende qui nous a toujours beaucoup frappé, et qui est certainement parmi les plus remarquables