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garde ! disaient les Du Mesnil-Durandistes[1], l’ordre profond, c’est l’ordre français par excellence, celui qui répond le mieux au caractère et au tempérament national. Y toucher serait toucher à l’arche sainte et s’exposer à nous enlever dans l’avenir le plus clair de nos avantages. C’est grâce à l’ordre profond que Turenne et ses élèves ont obtenu leurs plus beaux succès. Ces grands hommes, au lieu de se déployer sur quatre rangs et de s’étendre indéfiniment comme on le fait aujourd’hui par esprit d’imitation, laissaient toujours une grande épaisseur à leurs lignes. Alors tout se passait en sièges et en attaques de postes, où la vivacité de l’officier et du soldat français avait un avantage décidé, parce que sa nature le porte bien plus aux assauts, à l’attaque d’un retranchement où chacun se communique son ardeur, son enthousiasme, s’entraîne et se soutient, qu’à la froide bravoure nécessaire dans une bataille rangée, où rien ne dérobe le danger qu’on court et où le sang n’est point allumé[2]. »

« Sans doute, répondaient les Guibertistes, l’attaque à l’arme blanche par colonne sur trente-deux rangs de profondeur, comme dans le système du chevalier Folard ou de Du Mesnil-Durand, était excellente à l’époque de M. de Turenne. L’ordre profond avait sa raison d’être alors ; il n’était pas seulement le plus propre à seconder la vivacité française, il était d’une façon absolue le meilleur. Mais ne sentez-vous pas qu’il est impossible aujourd’hui, et ne l’avez-vous pas vu s’amincir au fur et à mesure et en proportion du progrès des armes à feu ? Sous Maximilien, l’ordonnance était de 30 à 40 hommes de profondeur. Les généraux de Charles-Quint la réduisirent à 25 ou 20 ; Gustave et Nassau, à 10 ; Montecuculli, Condé, Turenne, à 8 et sur la fin du siècle on n’était plus déjà qu’à 5… » Survint la guerre de 1741, et Frédéric II, « d’après ce principe que la longueur du fusil ne permet de tirer que sur trois rangs, donna le premier l’exemple de la réduction à trois hauteurs, exemple qui a été généralement suivi[3]. »

Comment faire autrement ? Comment ne pas opposer aux autres puissances une ordonnance à peu près analogue à la leur ?

Est-ce que les Macédoniens, quand ils inventèrent la phalange, et les Romains, quand ils imaginèrent la légion, se sont jamais inquiétés de l’ordonnance ennemie ? Ils n’en ont pas moins conquis le monde.

  1. Du nom de Du Mesnil-Durand, le plus infatigable adversaire de Guibert et de l’ordre mince.
  2. Montbarey, Mémoires.
  3. Du Coudray, l’Ordre profond et l’ordre mince considérés par rapport aux effets de l’artillerie.