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d’efforts, de résistances et d’obstacles vaincus, de luttes contre la routine, contre « cette subordination d’âge et de grade qui, dans l’année, s’étend jusque sur les pensées[1], » il touchait enfin la terre promise et tenait le succès. Encore un peu et c’était la gloire ; il y entrait de son vivant même. Mais ses jours étaient comptés, et l’on a vu sa triste fin. Il était de ceux que l’ingratitude tue tout aussi bien que la fièvre ; il en mourut en 1791, en pleine force intellectuelle, à quarante-sept ans. Deux ans plus tard, à défaut d’un grand commandement qu’on ne lui eût probablement pas donné, il aurait en la satisfaction de voir son admirable Essai de tactique entre les mains des généraux improvisés de la république, servant de guide à leur inexpérience et leur enseignant l’art de vaincre.

Tel était, à la veille de la révolution, l’état des principaux organes et services de l’armée royale. A présent, pour rassembler en un jugement d’ensemble les traits épars de l’étude qu’on vient de lire, il nous faut revenir en arrière et reprendre, l’une après l’autre, en les résumant, toutes les parties dont elle se compose.

Et d’abord, pour procéder par ordre, le nombre ? Sous ce rapport, l’armée royale était loin de compte : elle ne venait plus qu’au troisième ou quatrième rang en Europe, après avoir été si longtemps au premier. Sur une population de 26 millions d’âmes environ, son effectif n’était que de 150,000 hommes, tandis que l’Autriche et la Prusse, infiniment moins peuplées, la dernière surtout, entretenaient : l’une 180,000 et l’autre 160,000 hommes sous les drapeaux.

Aux troupes réglées venait, il est vrai, s’ajouter la milice, dont l’effectif pouvait atteindre 70,000 hommes, et qui avait toujours suffi, même dans les plus mauvais jours, à boucher les trous faits dans » les rangs de la troupe réglée par le feu et la maladie. Néanmoins, tout en tenant compte de ce renfort, la force de l’armée royale n’était plus en rapport avec le développement des autres grandes puissances militaires.

Le gouvernement n’ignorait pas cette situation, ni qu’il en était cause en grande partie ; car, avec une meilleure administration, il lui eût été facile de réaliser de notables économies sur l’armée, qui lui coûtait près du double de ce qu’elle aurait dû lui coûter[2], et d’appliquer ces économies à l’augmentation de son état militaire. Mais

  1. Essai de tactique, t. II, p. 347.
  2. « La France, écrirait Guibert à l’époque de la guerre d’Amérique, entretient à peine aujourd’hui 140,000 hommes de troupes réglées avec 106 millions, tandis que la Russie en entretient 150,000 avec 27 ou 28 millions, la Prusse environ 180,000 avec 50 millions, et l’Autriche à peu près autant avec 61 ou 62. » Il est vrai, et Guibert omet ce point important, que la matière première et les denrées étaient déjà beaucoup plus chères en France que dans le reste de l’Europe.