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FREDERIC-GUILLAUME IV
ET
LEOPOLD DE RANKE

La destinée a ses caprices : elle avait décidé que, le 7 juin 1840, un mystique monterait sur le trône de Prusse et que, pendant plus de quinze ans, il étonnerait tour à tour ou amuserait l’Europe par les incertitudes de son esprit et de sa conduite, par ses vains efforts pour accorder ses bonnes intentions avec ses convoitises, ses intérêts et sa gloire avec ses scrupules. Ce mystique, qui aimait à parler, à discourir, à donner ses émotions en spectacle, ressemblait bien peu à son père, le très réfléchi, très réservé et très taciturne Frédéric-Guillaume III ; il ressemblait encore moins à son frère Guillaume, qui devait être son glorieux successeur et à l’éducation duquel il s’employait bénévolement, sans se douter que ce futur empereur d’Allemagne était né avec toutes les qualités qui font, sinon les grands hommes, du moins les grands rois. Mais la connaissance et l’entente des affaires, l’esprit de discernement, le souverain bon sens, n’étaient aux yeux de Frédéric-Guillaume IV que des dons vulgaires ; il en faisait peu de cas, il les laissait aux habiles, aux faiseurs. Il était fermement convaincu que les rois doivent se défier de leur raison et se tenir dans une communication constante avec les intelligences célestes, que la lumière leur vient d’en haut. Il avait son Saint-Esprit particulier, qu’il consultait sans cesse, qu’il jugeait supérieur aux autres, et son Saint-Esprit lui montrait dans les choses de ce monde, dans l’orageux conflit des opinions et des partis, la lutte éternelle du bon et du mauvais