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l’histoire de l’humanité. — Mais, cependant, le moyen âge ? — Voilà précisément comment l’esprit systématique, s’il égare quelquefois, met parfois aussi sur la trace d’une découverte. On devrait se faire un système, avec le ferme propos de profiter de tout ce qu’il nous ferait trouver de sensé, et la résolution arrêtée de l’abandonner dès que ses conclusions paraîtraient suspectes à notre goût intime. Il fallait, d’après les principes, que la pensée humaine n’eût pas sommeillé pendant le moyen âge. Mme de Staël l’affirme d’après les principes, sans essayer de le prouver par les faits. Il n’en est pas moins vrai qu’elle a raison, et que tout ce que nous apprend l’érudition moderne va à confirmer ce qu’elle affirme. Précisément, en ces siècles obscurs, c’est l’art qui a décliné, mais c’est la pensée qui a marché, et plus on ira plus on reconnaîtra sans doute que c’est la philosophie du moyen âge qui est la vraie gloire littéraire de cette époque. Le système de Mme de Staël ne laissait pas quelquefois de rencontrer juste.

Mais que pense-t-elle du grand fait moral qui sépare l’antiquité des temps modernes et fait de l’une et l’autre époque comme des mondes différens ? Il me semble qu’elle ne voit pas encore aussi profondément qu’elle fera plus tard la révolution morale que le christianisme a consommé. Je ne vois point qu’elle dise nulle part, elle si bien faite, avec ses idées individualistes, pour le comprendre, que c’est le christianisme qui a presque créé la dignité personnelle, l’autonomie individuelle, le droit de l’homme, faisant une doctrine de ce qui n’était avant lui qu’un sentiment, et un sentiment aristocratique. La première institution qui ait séparé l’église de l’état, c’est le christianisme, et dès que quelque chose a été séparé de l’état, l’individu a existé. Mme de Staël n’en est pas encore à voir nettement ce point. Mais comme elle sent bien le caractère sérieux du christianisme, sa grande tristesse, qui est le signe, sinon de sa vérité, du moins de sa profondeur, n’y ayant pour l’homme ni sentiment ni idée profonds qui ne soient tristes ! et comme elle voit bien à quoi tient cette tristesse infinie, à savoir à ce que, pour la première fois, le christianisme a mis l’homme tout seul, sans appui et sans prestige consolateur, en face de l’idée de la mort : « La religion chrétienne, la plus philosophique de toutes, est celle qui livre le plus l’homme à lui-même… Assez rapprochée du pur déisme, quand elle est débarrassée des inventions sacerdotales, elle a fait disparaître ce cortège d’imaginations qui environnaient l’homme aux portes du tombeau. La nature, que les anciens avaient peuplée d’êtres protecteurs qui habitaient les forêts et les fleuves et présidaient à la nuit comme au jour, la nature est rentrée dans la solitude, et l’effroi de l’homme s’en est accru. »