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Dufresne : celui-ci faisant la sourde oreille, il était allé le trouver chez lui ; la porte restant close, il avait glissé dessous quelques feuillets ; l’acteur ayant dédaigné de les lire, il lui avait envoyé, à point pour un grand dîner, un pâté anonyme, où douze perdrix tenaient douze petits papiers dans leur bec.. Voilà des béquets ! Dufresne les avait acceptés : il était bien honnête. Lorsqu’il s’agir de reprendre Venceslas, Marmontel, par commission de Mme de Pompadour, y changea environ douze cents vers ; Lekain, chargé du personnage de Ladislas, voulut s’y soustraire, assurant que le texte de Rotrou lui reviendrait à la mémoire : jusque-là, on ne peut guère le soupçonner que de bon goût et d’esprit. Mais après la représentation, le maréchal de Doras dit à Marmontel : « Vous devez de grands remercîmens à M. Lekain… — Des remercîmens ! répond l’autre… Les vers du rôle de monsieur ne sont ni de Rotrou ni les miens. » Ils étaient de Colardeau, à qui Lekain avait commandé son rôle ! .. Clairon ne se vantait pas, ni ne vantait ses camarades, le jour qu’elle émit cette sentence : « Quand un auteur a fini une pièce, il n’a fait que le plus facile. »

Maltraiter les auteurs est quelque chose ; être bien traité par tout ce que le royaume a de plus considérable, n’est-ce pas davantage ? Le temps est loin où la reine mère Anne d’Autriche, disant à ses dames d’atour : « Voici la Baron, » ces dames fuyaient le voisinage de la belle comédienne. Au risque d’être éclipsées par elle, si ces nobles personnes eussent deviné les modes qui venaient, elles se seraient pressées à ses côtés. Déjà Michel Baron, matre pulchra filius pulchrior, vivait dans la familiarité des grands seigneurs, et même des grandes dames : il provoquait au jeu, pour cent louis, d’un ton de condescendance badine, le prince de Conti ; et quand Mlle de La Force lui demandait la raison de sa visite, un jour de réception, il était en droit de répondre qu’il venait « chercher son bonnet de nuit. » Au XVIIIe siècle, il se peut qu’un bourgeois, comme le dit Rousseau, s’abstienne de la compagnie des comédiens : la jalousie est cause de sa réserve autant que l’austérité. Citons la phrase même de Rousseau : « Un bourgeois craindrait de fréquenter ces mêmes comédiens qu’on voit tous les jours à la table des grands. » Dès la Régence, le goût des théâtres de société s’est déclaré comme une rage ; il ne paraît pas se modérer lorsqu’on voit jouer, par des femmes du meilleur rang et devant un public d’élite, des pièces trop libertines ou trop poissardes pour être jouées par des actrices devant le vulgaire. Aussi bien il fallait recourir aux actrices et aux acteurs pour régler tous ces spectacles ; il arrivait même, par la difficulté de certains rôles et la paresse des amateurs, qu’on les priait d’y prendre part. À ces occasions de rencontre ajoutez celles que trouvaient la curiosité, le désoeuvrement, l’amour des distractions faciles, autorisés par l’aisance générale des mœurs. Joignez enfin que