Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 83.djvu/656

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en comptait cinq, ainsi que sa grand’mère, de vingt et un ans plus jeune que son mari. Leurs fils, ser Piero, comptait vingt-deux ou vingt-trois ans au moment de la naissance de Léonard. Ce fut un homme actif, intelligent, entreprenant, le véritable artisan de la fortune des siens. Parti de presque rien[1], il augmenta rapidement sa clientèle, acquit immeubles sur immeubles, bref, de pauvre notaire de village, devint un personnage riche et honoré. En 1498 notamment, nous le trouvons possesseur de plusieurs maisons et de nombreux domaines. À en juger par la brillante impulsion qu’il sut donner à ses affaires, à en juger aussi par ses quatre mariages, qui avaient été précédés d’une liaison irrégulière, ainsi que par sa nombreuse progéniture, c’était certainement une nature vivante et exubérante, une de ces figures de patriarche peintes avec tant de verve par Benozzo Gozzoli sur les murs du Campo-Santo de Pise.

Ser Piero connut tout jeune celle qui, sans devenir sa femme, devait être la mère de son fils aîné. C’était une certaine Catherine, probablement une simple paysanne, du bourg de Vinci ou des environs. ! Un auteur anonyme du XVIe siècle affirme toutefois que Léonard était per madre nato di bon sangue.) La liaison ne fut pas de longue durée : ser Piero se maria l’année même de la naissance de Léonard, tandis que Catherine, de son côté, épousa un de ses compatriotes, répondant au nom de Chartabrigha ou Accartabrigha di Piero di Luca, probablement aussi un paysan. D’après les habitudes modernes et le code civil, la mère aurait dû se charger du jeune Léonard. Il en allait autrement au XVe siècle. C’était le père d’ordinaire qui subissait les conséquences de ses fautes de jeunesse. Partout, à la cour des grands, dans les familles bourgeoises, dans les intérieurs d’artistes, chez orfè Te Chini, chez les peintres Filippo Lippi et Mantegna, les bâtards grandissent à côté des enfans issus de légitime mariage. Il en avait été ainsi de Léon-Baptiste Alberti, le glorieux précurseur de Léonard ; il en fut de même sans doute de deux de ses futurs condisciples, Atalante et Zoroastre.

Les biographes se sont évertués à laver Léonard de cette tache ; ils ont tout mis en œuvre pour établir que son père avait du moins eu recours à une procédure réparatrice, qu’il était survenu une légitimation, ne fût-ce qu’un semblant de légitimation. Rien n’a pu prévaloir contre l’évidence. Qu’importe d’ailleurs à la gloire du maître !

On ignore ce que devint la mère de Léonard et même si celui-ci

  1. Une de ses places, celle de procureur du couvent de l’Annonciation, ne lui rapportait que 2 florins larges par an (environ 100 francs). En 1451, la fortune immobilière de son père Antonio n’équivalait qu’à un revenu annuel de 750 francs de notre monnaie. Comme cette fortune fut partagée entre ses deux fils, c’est environ 400 fr. de revenu que ser Piero tenait de l’héritage paternel.