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lequel j’ai lu ses essais. Mais qu’il consente à reconnaître que l’âme humaine n’est pas une boîte à compartimens, que tout s’y mêle, que tout s’y combine! Qu’il m’accorde aussi qu’il n’y a pas l’épaisseur d’une muraille de la Chine entre le contemplatif et l’homme d’action, entre l’utile et l’inutile, entre la gaîté et le sérieux, entre ce qui plaît et ce qui sert! Tel homme grave l’est bien peu; ce sont les calculs d’un égoïsme grossier qui lui assombrissent le visage, et si l’art est un jeu, l’homme qui ne sait pas jouer est un homme très incomplet. On ne fait bien que ce qu’on aime à faire, et l’amour est une source de joie. Il y a un peu de poésie dans toutes les grandes pensées, un peu de musique dans toutes les belles actions, et il y a un art de gouverner, un art de vivre, un art de faire le bien. Politiques, capitaines ou philanthropes, tous les hommes supérieurs sont à leur façon des artistes qui accomplissent en se jouant des choses difficiles. Saint Vincent-de-Paul n’était pas seulement un grand chrétien, il était un grand virtuose.

Le meilleur moyen de purifier la Tyne serait d’initier l’âme de certains habitans de Newcastle aux rudimens de l’art. De toutes les matières d’éludé récemment introduites dans nos écoles, le dessin et le chant nous paraissent les plus essentielles; nous y attachons plus de prix qu’à la morale civique. Mais que M. Lee se défie des prédicateurs méthodistes ! Ce sont de terribles gens. Celui qui convertit le poète William Cowper exigeait que pour assurer son salut, il se repentît d’avoir traduit l’Iliade en beaux vers anglais et qu’il brûlât sa traduction. M. Lee, que son ami le wesleyen convertirait volontiers à de sombres doctrines, devrai’, essayer à son lourde le convertir à Raphaël et à son Apollon violoniste. Si jamais cet énergumène allait à Rome et qu’Apollon le baptisât de sa grâce, il apprendrait à assouplir ses gestes et ses dogmes, à donner quelque douceur à sa parole, quelque charme à ses vertus, et ses ouailles lui en sauraient gré.

Mais je ne sais pas pourquoi je me donne tant de peine pour consoler M. Vernon Lee. Je le soupçonne de se trouver très bien comme il est. Peut-être les contradictions qui l’affligent et dont il se plaint éloquemment lui causent-elles plus de joie que de chagrin; il n’aurait garde de s’en défaire, il les soigne, il les nourrit, comme on entretient du poisson dans un vivier, pour être sûr d’en avoir toujours à manger. Je connais des hommes distingués à qui les inquiétudes de leur conscience procurent des raffinemens de plaisir; je connais des hommes compliqués pour qui les remords sont les épices, le poivre noir ou le piment rouge du bonheur.


G. VALBERT.