Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 83.djvu/85

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

a appris en France et qui a affolé tant d’hommes. Au fond, que lui importe ! Sa vraie mort, la mort de sa vanité, a été le jour où, devant les pairs assemblés, on lui a ôté son manteau de reine et sa petite couronne de pierreries.

Voilà la femme qui tient le cœur d’Henry, et qui, avec la ténacité de la pieuvre, l’enlace chaque jour davantage. Comme sa rancune, le désir du roi sait attendre. M. Froude se donne une peine infinie pour démontrer qu’Henry n’a point cédé à sa passion avant l’heure légale, qu’il a respecté dans Anne Boleyn, — je cite ses expressions ce qu’on appelle en termes techniques l’honneur d’une femme[1]. Soit : la situation est moins coupable ainsi, elle est aussi malpropre et beaucoup plus ridicule. Lorsque Henry se dispose à venir voir son allié, le roi de France, il emmène avec lui « mistress Anne. » François Ier a grand soin d’exclure de sa suite les jeunes seigneurs connus pour être « mocqueurs et gaudisseurs. » Dès cette époque, les Anglais redoutaient l’esprit. D’abord, c’était un produit étranger ; et puis, rien ne prêtait tant au ridicule que ce gros bellâtre de quarante ans, traînant dans ses bagages une fille qui n’était ni sa femme ni sa maîtresse. Tout le monde était las de cette attente, excepté lui. Chacun lui disait, à mots couverts : « Mariez-vous, on s’inclinera devant le fait accompli ; » Le pape lui-même, à travers mille réticences italiennes, laissait presque deviner la même pensée. Mais le roi n’entendait rien : son orgueil s’irritait à l’idée de pécher en cachette et d’être absous. Il ne lui suffisait pas d’avoir Anne Boleyn, il voulait encore avoir raison. Il rêvait qu’un concile œcuménique lui ouvrît solennellement les rideaux de cette alcôve devant laquelle il se morfondit sept ans.

Il se trouva un homme pour dire à Henry VIII : « La puissance spirituelle vous tient en échec : absorbez-la dans la vôtre. Le pape vous gêne : soyez vous-même pape et roi. » L’idée parut à Henry un trait de génie ; il la mit en pratique et fit du donneur d’avis la seconde personne du royaume. Cet homme, un des grands aventuriers de l’histoire, s’appelait Thomas Cromwell. Il disparaît un peu dans l’illustration de son homonyme du siècle suivant ; pourtant, il n’a pas fait moins de mal, laissé derrière lui une trace moins profonde ni moins sanglante. Une obscurité effrayante plane sur ses commencemens. Lorsqu’il émerge dans l’histoire, il atteint déjà le milieu de la vie. D’où sortait-il ? qu’avait-il fait ? La légende dit qu’il était fils d’un forgeron de Putney, qu’il avait d’abord été page chez lady Dorset : la légende raconte ce qui lui plaît. Tout ce que nous savons, c’est qu’il avait été soldat de fortune en Italie. « J’étais alors un

  1. M. Friedmann, auquel je laisse toute la responsabilité de cette assertion, veut qu’Anne Boleyn se soit livrée à Henry VIII, au moment où elle fut créée marquise, plus de trois mois avant le mariage.