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il y a des trottoirs et point d’égout ; des fontaines et point d’eau. Je ne dis rien des luttes d’influence qui se passent en dehors du conseil ; des profonds conspirateurs qui se glissent à la nuit tombante le long des murs et vont prêter des sermens terribles dans l’arrière-boutique d’un droguiste. Ces mystères, qui ne trompent personne, relèvent la saveur de la vie municipale.

Quant aux délibérations, voici le plus souvent comment elles se passent : maire, adjoints, conseillers arrivent sans aucune préparation. Il ne leur vient point à l’esprit que cette salle soit un lieu d’étude : c’est un cercle de conversation ou un champ clos pour le combat. On prend place autour du tapis vert. Les boutiquiers s’étalent largement dans leur fauteuil ; les paysans sont assis modestement sur le bord de leur chaise. Deux ou trois avocats, qui ne se gênent pas pour si peu, affectent une tenue débraillée. Quelques hommes de sens, mais timorés, se dissimulent au bout de la table et fuient les regards du président, qui pourrait les prendre à témoin : tels, dans une vente publique, les amateurs irrésolus redoutent l’œil du commissaire-priseur. Le maire tousse et commence. Au milieu d’un silence glacial, il lit d’une voix mal affermie une note rédigée par le secrétaire de la mairie. Il promène un regard inquiet autour de lui, car ce fidèle scribe, le seul qui sache les affaires, n’est plus là : la loi lui interdit l’accès de la salle des délibérations. Avec lui s’évanouit toute la science municipale. Le malheureux maire ressemble à un nageur novice qui aurait lâché la corde. Il annonce que la discussion est ouverte : tout le monde se tait. Enfin, un avocat se risque. Il n’est pas beaucoup plus solide que les autres ; mais il est sûr au moins de flotter, soutenu par l’outre gonflée de sa faconde. Au lieu de traiter la question, il se jette à côté ; il récrimine contre l’autorité supérieure, contre le département, contre l’état. La ville est toujours sacrifiée, parce qu’elle est un foyer d’idées libérales, etc. L’auditoire est visiblement soulagé. Il craignait une séance ennuyeuse ; mais, du moment que la politique s’en mêle, tout va bien. Soudain, comme un premier coup de fusil déchaîne une émeute, une sottise lancée au hasard soulève la tempête. Les injures les moins parlementaires remplacent les formules administratives. La voix du président ne peut plus couvrir le tumulte. Cela dure deux ou trois heures. Après quoi, on se lève sans avoir dit un mot d’affaires, mais avec la conscience d’avoir fait son devoir. Le raisonnement ne pénètre qu’avec peine dans ces cervelles mal préparées. En revanche, les passions se sont entre-choquées : ce qui les met en branle, c’est une rivalité, une rancune, rarement une idée.

Ce sont les défauts ordinaires des hommes lorsqu’ils ont été retenus dans une longue enfance et qu’ils cherchent à s’émanciper.