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Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 83.djvu/926

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qu’ils ne comprenaient pas les prières thibétaines et les invocations pieuses au divin Bouddha. Mais, dans leurs litanies, quelques mots revenaient à tout instant, et je les reconnaissais; c’était la phrase mystique qu’à travers toute l’Asie murmurent sans cesse du bout des lèvres les croyans bouddhistes : Om mani padmé houm! « Salut, perle divine enfermée dans le lotus !... » Om mani padmè houm!

Une file de charrettes tendues de toile blanche fermait la marche : sur le devant de chaque voiture, les femmes de la famille et des pleureuses à gages se tenaient accroupies, criant et proférant des lamentations qui contractaient en hideuses grimaces leurs visages plaqués de fard, marbrés de froid. Puis elles se taisaient tout à coup, reprenant un air d’indifférence parfaite, soufflant sur leurs doigts transis, causant à voix haute d’une charrette à l’autre, s’appelant pour se montrer des éperviers qui tournoyaient dans l’air, d’un vol rapide, effaré, avec des cris stridens, comme s’ils se fussent égarés dans l’immensité du ciel. Et brusquement aussi elles recommençaient leurs sanglots et leurs singeries lugubres.

Même chez les parens de la défunte, il n’y avait pas une note d’émotion sincère, pas une larme vraie parmi tant de contorsions. C’était une douleur d’expression toute factice, et dont chaque intonation, chaque geste était appris et conforme aux rites.

D’ailleurs, le décès de celle qu’on pleurait ainsi devait remonter à deux ou trois semaines au moins, et la douleur des siens avait eu le temps de se calmer. C’est l’usage, en effet, dans l’empire du Milieu, que les corps soient portés en terre longtemps, souvent plusieurs semaines, parfois même plusieurs mois après la mort.

Aussi, en prévision du long séjour qu’elle aurait à faire dans la maison même qu’elle habitait de son vivant, la défunte avait dû être ensevelie avec des soins minutieux. Les rites exigeaient en outre qu’elle fût soigneusement parce dans son cercueil. D’abord, on l’avait revêtue de ses plus belles robes, de ses robes de fête, toutes de soie avec des bouquets de fleurs brodées, des rosaces soutachées, des dragons fantastiques brochés dans la trame. Puis, on avait resserré les bandelettes de toile qui contournaient ses pieds mutilés ; une coiffeuse avait refait l’édifice compliqué de sa chevelure hérissée d’épingles d’or, de papillons en filigrane d’argent et de fleurs artificielles ; on avait étalé du blanc de céruse sur ses joues amaigries, posé des mouches noires sur ses tempes et à la pointe du menton, passé du fard rouge sur ses lèvres amincies par la dernière maladie, et enfermé les ongles de ses mains dans de longs étuis d’or. Ainsi parée et vêtue, on l’avait enveloppée dans deux linceuls blancs et un rouge, puis déposée dans son cercueil, sur un lit de chaux vive. Enfin, par-dessus elle, des amulettes et des