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un merveilleux parti. On peut dire que leur œuvre, sauf l’exécution, n’est que le produit de son inspiration. Dès son avènement, il affirmait « la mission historique de la Prusse, » il songeait à une « Confédération du Nord, » il inaugurait les « propos » et les « négociations dilatoires. » Il glorifiait la politique des gages : Beati possidentes, disait-il, et il persiflait « la politique des pourboires. »

Pour s’assurer l’opinion des cours et des peuples, il stipendiait les gazettes et nouait commerce de lettres ; avec les encyclopédistes, qui étaient les reporters du temps. Il prodiguait les flatteries les plus épaisses au cardinal Fleury, qu’il appelait « l’Atlas de l’Europe, » l’homme d’état le plus habile que la France ait eu. « Rassurez et cajolez les Français, » écrivait-il à ses agens, « il faut faire patte de velours avec ces b… ; fortifiez les Bavarois, intimidez les Saxons, flattez les Hollandais, donnez de l’encens aux Danois, jouez-vous des Hanovriens, et f…-vous des Autrichiens. » Il disait aussi : « S’il y a à gagner à être honnête, nous le serons, et s’il faut duper, soyons fourbes[1]. »

A Neisse, dans son entrevue avec Joseph II, il invoquait « le patriotisme allemand, » un mot fort nouveau et fort étrange alors, et, dans ses entretiens avec Nugent, l’ambassadeur d’Autriche, il parlait avec assurance de la conquête de l’Alsace et de la Lorraine[2]. Le plan de campagne qu’il arrêtait dans son esprit et qu’il rédigea dans un accès de goutte avec la mention : Scriptum in dolore, a plus d’une ressemblance avec celui qui fut exécuté en 1870. Il se proposait d’attaquer la France, de l’envahir avec deux armées, l’une en Alsace et l’autre plus forte dans le Nord, pour marcher sur Paris, « Supposé, dit-il, dans ses Œuvres militaires, qu’on prît Paris, il faudrait bien se garder d’y faire entrer des troupes, parce qu’elles s’amolliraient et perdraient la discipline ; il faudrait se contenter d’en tirer de grosses contributions. »

a Une fois qu’il eut marqué le but, a dit M. Saint-René-Tallandier, où devait tendre l’Allemagne du Nord, il y marcha sans hésitations, sans scrupules, avec un mélange extraordinaire de fougue et de ténacité, d’allures despotiques et d’instincts libéraux, de hauteur méprisante et de sympathie humaine, tantôt dissimulé jusqu’à la fourberie, tantôt sincère jusqu’au cynisme, vrai type, non pas de Salomon ou de Mandrin, comme l’appelait tour à tour Voltaire, mais de révolutionnaire couronné, tel que le XVIIIe siècle devait le former pour l’admiration des uns et le scandale des autres. »

Il était écrit, dans les mystérieux décrets qui président à la

  1. Voyez la Politique réaliste, par M. G. Valbert, dans le n° du 1er mars 1879.
  2. La Question d’Orient, par M. Albert Sorel.