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faisaient feu pour la première fois le jour du combat. Personne ne songeait alors à trouver la chose étrange. Le 14 mai, Roussin ajoute : « Mes cinq canots sont constamment armés. J’y fais embarquer tous les jours un certain nombre de jeunes gens ; mes officiers et moi nous sortons, à toutes les marées, pour les accoutumer à la mer. » La précaution est indispensable : entre de vieux matelots aguerris par mainte croisière d’hiver et des « jeunes gens » qui vont combattre, le cœur sur les lèvres, la lutte serait vraiment par trop inégale. On sait quelle mélancolie inspire aux âmes les plus fermes cette défaillance qu’apportent le tangage et le roulis.


Et dulces moriens reminiscitur Argos.


On meurt deux fois : le jour où, le navire tombant dans le creux de la laine, l’estomac vous descend dans les talons, et celui où un boulet, frappant en pleine poitrine, vous emporte. Les capitaines qui, au sortir du port, ont, sous l’empire, remporté des victoires, devaient être de rudes hommes.

Le 18 mai, nouvelle lettre du commandant de la Gloire. « Il se passe fort peu de jours sans que trente ou quarante hommes soient dix et douze heures dehors. » Le 12 juin, le ministre met à la disposition du capitaine Roussin une canonnière qu’on lui expédie de Dieppe. Le 1er juillet, le capitaine Roussin fait connaître au ministre que, « dans les dix-huit jours qui se sont écoulés, la canonnière a été quatorze jours sous voiles. » Le 18 octobre, le ministre ordonne que la Gloire « soit incessamment prête à prendre la mer. »

J’ai tenu à insister sur cette longue préparation à la sortie, parce qu’il fallait bien que l’on sût dans quelles conditions nos devanciers ont fait la guerre. N’était-ce pas une admirable génération ? Faire la guerre sur terre avec des conscrits est un jeu pour une nation aussi militaire que la nôtre ; la faire sur mer avec des « jeunes gens » arrachés de la veille à la charrue, voire à leurs bateaux de pêche, doit s’appeler, pour toutes les raisons possibles, un prodige.

La Gloire, pour sortir du Havre, n’attendait plus qu’une occasion favorable. Cette occasion exigeait trois choses : un vent propice, une hauteur de marée suffisante, l’absence momentanée de la croisière anglaise. Le 10 novembre, une frégate et deux bricks ennemis « font des bords depuis le cap la Hève jusque par le travers de l’embouchure de la Seine. » La fraîcheur est da sud-sud-est, presque calme. Impossible de tenter l’appareillage. Roussin a cependant à sauvegarder sa réputation d’audace. C’est la première fois qu’il