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L’Internationale, fondée le 28 septembre 1864, à Londres, en vue de fortifier l’entente des ouvriers et d’amener une union fraternelle des travailleurs dans toute l’Europe, finit, après moins de dix années d’existence, par des rivalités de préséance entre les membres du comité directeur. Dans l’année de sa constitution, le plus populaire des chefs du socialisme allemand avait terminé brusquement dans un duel une carrière agitée et bruyante. Ferdinand Lassalle, émule et disciple de Marx, quoiqu’il se séparât dans la suite du maître pour des divergences sur les moyens d’exécution, considérait la question sociale, au fond, comme une question de l’estomac, eine Magenfrage. Un autre avait dit avant lui : « Engraissez les paysans, et la révolution sera frappée d’apoplexie. » Lassalle pensait, comme Karl Marx, que, pour améliorer d’une manière efficace et durable la condition des ouvriers, il fallait commencer par leur émancipation politique. Le suffrage universel était la première condition du salut, le signe de la rédemption. Ce droit de suffrage, acquis pour chacun, assurait l’avènement du quatrième état : les travailleurs pouvaient accomplir la révolution sociale avec l’arme du bulletin de vote, de même que la liberté politique donnée au monde par la révolution française de 1780 avait assuré l’avènement du tiers-état. De même que le tiers-état, la bourgeoisie libérale, a sacrifié l’ordre ancien à la liberté, la nouvelle couche, arrivant au pouvoir législatif, pourra à son tour subordonner la liberté économique à l’ordre à venir. Car, toute la misère des prolétaires, selon Lassalle, tient au régime de l’économie libérale, exploitée par les capitalistes, afin d’assurer sans entrave légale l’oppression du travail avec la domination de l’argent. Par la pratique du suffrage universel, les ouvriers, qui sont le plus grand nombre, obtiendront par la législation une organisation nouvelle du travail, susceptible de leur assurer une juste part dans la production. Puis, le pouvoir exécutif dépendant d’eux, des subventions de l’état permettront de créer des sociétés coopératives de production, grâce auxquelles la participation égale des associés au profit des entreprises industrielles remplacera immédiatement le salariat.

Au même moment où Schultze-Delitsch organisait à Berlin les banques populaires si utiles et si bienfaisantes pour les artisans et la petite industrie, Lassalle discutait avec son ami Ziegler le plan d’une grande association ouvrière coopérative, comme application pratique de ses vues. Par cette association, formée par deux cent mille adhérens, versant dans la caisse une cotisation égale au produit de deux journées de travail annuellement, le grand agitateur comptait transformer à court délai la condition de la classe ouvrière à l’intérieur de l’Allemagne. Emporté par un enthousiasme enivrant,