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conjurent contre moi toutes les puissances de l’Europe, et travaillent avec autant d’acharnement à aliéner mes amis par leurs artifices qu’à séduire mes voisins par leur corruption. Je touche au moment que le prince de Lorraine va tenter une invasion en Silésie pour où je pars incessamment ; les Saxons, renforcés d’un détachement fait de l’armée du Rhin, vont m’attaquer dans le pays de Magdebourg, tandis que l’impératrice de Russie fait marcher un corps auxiliaire de 12,000 hommes, qui s’approchent actuellement des frontières de la Prusse. J’attends de l’amitié et de la bonté de Votre Majesté des conseils dans un cas si épineux, et si Elle pourra se résoudre d’abandonner dans ce danger le dernier allié qui lui reste en Allemagne. Je ne puis me dispenser de lui dire que le cas est pressant, et que je fais un si grand fonds sur son caractère, son amitié et l’étendue de ses lumières, que je me promets tout de son assistance[1]. »

« Je n’attendais rien de cette lettre, écrivait Frédéric dans l’Histoire de mon temps, bien des années plus tard ; elle n’était que pour la forme. » Un secours militaire, non, assurément, il ne l’attendait pas ; mais un secours pécuniaire, c’est moins sûr ; et, de toutes les manières de le solliciter sans en convenir ouvertement, la demande d’un conseil était certainement la moins compromettante et la plus ingénieuse[2].

Tous ces points réglés avec un calme parfait, malgré l’inquiétude générale qui régnait autour de lui, Frédéric se mit en route pour rejoindre la partie de ses troupes qui avait déjà pris ses quartiers d’hiver en Silésie. Il les remit aussitôt sur le pied de campagne et les concentra autour de Liegnitz, sur la frontière même de la Lusace, dans un triangle formé par trois petites rivières : la Neiss, la Queiss et le Bober. Cette opération fut faite sans bruit, toutes les précautions étant soigneusement prises pour éviter de donner de son côté l’éveil à l’ennemi, et de laisser apercevoir que le roi était présent, averti et sur ses gardes. — « Tout ce qui venait de la Lusace, dit-il, dans son Histoire, avait le passage libre ; mais il était interdit à tous ceux qui voulaient passer les rivières pour aller en Saxe, de sorte qu’on se procurait des nouvelles et qu’on empêchait l’ennemi d’en avoir. » Ainsi posté et pour ainsi dire caché, il attendait que le prince de Lorraine eût passé la limite du territoire saxon pour y pénétrer lui-même. Il lui importait de bien établir qu’il n’entrait chez son

  1. Frédéric à Louis XV, 15 novembre 1745. — Pol. Corr., t. IV, p. 338.
  2. La phrase que je cite ne se trouve pas dans le manuscrit de l’Histoire de mon temps, de 1746. Ici comme au lendemain de la bataille de Fontenoy, la réalité de la situation était encore trop présente à l’esprit des contemporains pour qu’on pût essayer de la dissimuler.