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LA QUESTION HOMÉRIQUE.

on le retrouve dans toute la composition de son œuvre, dans l’emploi qu’il fait des mots et dans la manière dont il les groupe, dans la nature des combinaisons auxquelles il a recours afin de varier ses tableaux, dans le ferme dessin des caractères, dans la noblesse et la simplicité de l’action. Ainsi, d’ordinaire, il use largement, comme l’avaient fait ses devanciers, de ces épithètes descriptives et permanentes dont nous avons essayé d’expliquer l’origine et la raison d’être ; n’ont-elles pas le double avantage de faire plaisir à ses auditeurs en répondant à un besoin secret de leur esprit, et d’alléger en même temps l’effort d’attention et de mémoire auxquels sont condamnés, par l’effet des conditions où s’exerce alors la faculté poétique, et le poète qui compose et le rapsode qui, l’œuvre une fois créée, se charge de la faire vivre ? Mais, si ces épithètes abondent dans la narration et dans les discours où l’orateur prend son temps, comme elles deviennent rares dès que c’est la passion qui éclate et que, pour en traduire les emportemens, les mots se pressent sur les lèvres ! On n’en trouve qu’un bien petit nombre dans les invectives qu’échangent Agamemnon et Achille ; il n’y en a pas une seule dans ce couplet par lequel Achille, la voix toute sifflante de haine et de colère, répond à Hector, qui, avant d’engager la lutte suprême, lui demande de convenir que le cadavre du vaincu sera rendu à ses proches pour recevoir de leurs mains la sépulture :

« Hector, ennemi détesté, ne me parle pas de promesses mutuelles. Point de sermens entre les lions et les hommes ; point d’entente entre les loups et les agneaux ; la haine, et toujours la haine ! De même entre toi et moi : ni amitié ni promesse ; il faut que l’un ou l’autre meure et qu’il rassasie de son sang Ares, l’opiniâtre combattant. Appelle à toi toute la vertu ; c’est maintenant qu’il est à propos d’exceller à manier la lance et à combattre. Plus de fuite pour toi ; Pallas-Athéné va le dompter par mon fer ; tu paieras en une seule fois les deuils de tous mes amis, massacrés par ton fer[1] ! »

Là où les données du thème que développe le poète s’accommodent de ces épithètes, elles rendent encore un autre service ; elles distraient et elles reposent l’esprit, que risqueraient de fatiguer, à la longue, toutes ces scènes de bataille et de carnage ; elles lui font sentir discrètement un contraste qui l’émeut toujours, celui des misères auxquelles est en proie la race éphémère des hommes et de l’éternité de la nature, de son immortelle sérénité. Il en est de même des comparaisons. Comme le dit très bien M. Croiset, « elles

  1. Iliade, XIII, 261-272. Nous empruntons à M. Croiset, qui a cité aussi ce passage, son excellente traduction.