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Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 84.djvu/609

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LA QUESTION HOMÉRIQUE.

ses aspects, par l’influence que les divers incidens de sa vie exercent sur celle de l’homme, sur ses mouvemens et sur ses actions. Dans la première de ces comparaisons, Homère ; au lieu d’insister, comme le ferait peut-être un poète moderne, sur les formes qu’affectent les masses mobiles de ces vapeurs que roule et que chasse la brise, songe surtout à la terreur du berger, dont la vue, au milieu de la brume, « ne porte pas plus loin qu’un jet de pierre, » et qui craint pour son troupeau. Dans la seconde de ces peintures, c’est encore aux émotions et au trouble du berger que nous assistans ; celui-ci ; du haut de quelque promontoire escarpé, a regardé venir l’orage ; au moment où vont l’atteindre le vent et les averses, il se hâte, plein d’effroi, de rassembler ses brebis, et il les entraîne vers une grotte où elles seront à l’abri,


ῥίγησέν τε ἰδών, ὑπό τε σπέος ἥλασε μῆλα.


C’est surtout la délicatesse de l’art homérique que l’on admire dans la sobriété de ces descriptions si pittoresques à la fois et si concises ; pour faire sentir toute la puissance de cet art, il faudrait étudier, l’une après l’autre, les figures des héros du poème. On n’aurait pas de peine à montrer que ces héros, ceux du moins qui occupent le devant de la scène, ne sont pas des types généraux, des images incertaines et vagues, comme il y en a trop dans l’Énéide. Chacun d’eux se distingue par des traits qui lui sont propres, qui en font une personne vivante, un individu. Tous ces personnages ont un caractère, commun, le courage militaire ; mais dès que l’on y regarde d’un peu près, on s’aperçoit que ce courage n’a pas partout la même physionomie et la même couleur ; suivant que l’on passe de l’un à l’autre des acteurs du drame, il offre des variétés et des nuances très curieuses. Ajax, fils de Télamon, c’est surtout la force de résistance ; c’est le type du courage d’endurance, comme on dirait en anglais[1] ; ce n’est pas sans motif qu’Homère, quand il le peint abrité sous son large bouclier et arrêtant, par sa résistance, la marche en avant de toute une armée, le compare à l’âne, que : les coups qui pleuvent sur son des ne peuvent faire bouger du champ où il a trouvé sa pâture[2]. Ulysse, c’est le courage réfléchi, ingénieux, inventif ; c’est, si l’on peut rapprocher ces deux mots, le courage prudent. Que reste-t-il donc pour Diomède ? Le fils de Tydée représente le courage aventureux et emporté ; Diomède est de ceux pour qui le péril est par lui-même un attrait, qui vont à la bataille et au danger comme à une fête. La lutte l’enivre ;

  1. Ce mot, d’un usage courant dans le parler populaire de la Normandie, mériterait de passer dans la langue littéraire.
  2. Iliade, III, 558-563.