Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 84.djvu/616

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
610
REVUE DES DEUX MONDES.

public de plus de vingt mille personnes ; il nous les montre les yeux étincelans, pleurans, épouvantés. Quelles ne furent donc pas les émotions des premiers auditeurs d’Homère, dans cette ardeur encore neuve de curiosité, quand le poète leur apportait l’unique nourriture de leur esprit et de leur âme, quand toute science religieuse et humaine, toute idée de gloire et de patriotisme, n’avaient d’autre interprète que lui ? Croit-on qu’ils dussent laisser facilement échapper l’impression des caractères homériques si fortement tracés, ou que les lignes si simples et si grandes des principales situations dussent se confondre dans leurs esprits oublieux ou distraits ? Il paraît probable, au contraire, que la suite de l’Iliade et de l’Odyssée était aussi sensible pour eux qu’elle a jamais pu l’être pour aucun lecteur d’aucun temps. »

On ne saurait méconnaître la justesse de ces observations, et cependant l’esprit de ceux mêmes qu’elles touchent le plus conserve encore quelque inquiétude ; on en revient toujours à se demander comment, dans de telles conditions, un poète a pu produire une œuvre si étendue, si bien liée, si voisine de la perfection, une œuvre qui, à peine née, suscita-nombre d’imitations, dont une seule, l’Odyssée, approcha du modèle. Pour n’être pas troublé par cette question, il faut s’être convaincu que cette poésie est, à sa manière, une poésie savante et réfléchie. Si nous ne nous trompons, les chants des aèdes, tels que Phémios et Démodocos, sont à l’Iliade ce que l’Ailinos, le Lityersès, les Thrênes qui s’improvisaient au chevet, des morts, les Péans et les Hymnes primitifs, les Nomes attribués à Olénos qui se chantaient à Délos, ce que toute cette poésie lyrique populaire est aux compositions des Archiloque, des Aleman, des Alcée et des Sapho. Le rapport est le même ; toute la différence serait que les maîtres de la lyrique ionienne, dorienne et éolienne ont pu se servir de l’écriture (il n’est d’ailleurs pas certain qu’ils en aient fait un grand usage), tandis que l’auteur de l’Iliade n’avait pas cette ressource. Il ne l’avait point, mais il n’en sentait pas le besoin. L’erreur et le préjugé, l’erreur qui fausse nos jugemens, le préjugé que renouvellent sans cesse et qu’enfoncent chaque jour plus avant dans notre esprit les habitudes du milieu où nous vivons, c’est d’attacher une importance capitale à l’introduction des signes graphiques. Parce qu’aujourd’hui nous ne savons plus nous en passer, nous sommes portés à croire que l’intelligence, avant de les avoir à sa disposition, a langui dans une sorte d’enfance, qu’elle n’a pu se tendre et se concentrer par la méditation en vue de l’acte créateur. Or c’est plutôt le contraire qui est le vrai. Platon l’a si bien montré dans une page célèbre du Phèdre qui n’a de paradoxal que l’apparence : « Père de l’écriture, » dit un roi thébain au dieu Thoth qui est venu lui apporter son invention, « par une bienveillance naturelle pour