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LA QUESTION HOMÉRIQUE.

S’ensuit-il que l’esprit grec n’ait point passé par les mêmes phases, et qu’il n’ait pas, à une heure donnée, éprouvé le même besoin ? Ce besoin, il l’a certainement ressenti, quand se fut formé, quand eut grossi le trésor des mythes sourians ou sévères et des beaux contes de batailles et de voyages ; mais il l’a satisfait à sa manière, et ce qui nous étonne comme un vrai tour de force ne semble pas lui avoir coûté de peine. On ne se fait pas une juste idée de ce qu’il y a de ressources dans l’intelligence, de sa souplesse et de son élasticité. L’étude comparative des langues, dès qu’elle étend ses recherches au-delà des limites du monde aryen, suffit à prouver que l’homme emploie à l’expression de ses idées des instrumens très divers, qu’il tire un excellent parti de ceux mêmes qui nous paraissent les plus imparfaits. Ce qui est vrai des idiomes l’est aussi des littératures ; celles-ci, suivant les temps et les lieux, arrivent à des résultats presque pareils par des procédés fort différens. Deux phénomènes, très curieux et tout exceptionnels, caractérisent le premier âge de la poésie grecque, ce que l’on peut appeler sa période épique. L’œuvre où sont venus se grouper et s’ordonner les élémens préparés par les générations antérieures, cette œuvre qui fera oublier toutes ses devancières, s’en distingue par ses proportions plus amples et par sa beauté supérieure ; elle est d’ailleurs, elle aussi, fille de la mémoire, et c’est sur la mémoire reconnaissante et fidèle de ceux qu’elle a charmés qu’elle compte pour ne pas périr. De plus, il s’est trouvé que le rédacteur, le compilateur (on a cru quelquefois que c’était là le sens étymologique du mot Homeros), était un homme de génie ; personne ne contestera ce titre au poète de l’Iliade.

À l’heure marquée où tout concourait à favoriser cette entreprise, il s’est donc rencontré un poète d’une originalité singulière qui a pu s’emparer, pour en faire son profit, de tous les fruits du travail antérieur. Il a employé, tout en les perfectionnant, les formes rythmiques et la langue poétique qu’avaient créées les aèdes ; des linéamens encore incertains de la légende, il a tiré le cadre d’une action restreinte et bien définie ; il a prêté aux traits des personnages de son drame un air de vie et à leurs paroles un accent que l’on n’avait pas connus jusqu’alors ; il a produit ainsi une œuvre, l’Iliade, qui, tout en se rattachant à ce qui l’avait précédée et en ne changeant rien aux habitudes du public, a provoqué tout d’abord une vive admiration, a paru très supérieure à tout ce que l’on se souvenait d’avoir entendu. du second poète, presque égal au premier, quoique son imagination ait moins de puissance et d’éclat, a composé l’Odyssée ; il s’était si bien aidé du modèle qu’il avait sous les yeux, il s’en était si habilement approprié la langue, il en avait imité avec tant de goût la savante ordonnance,