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la loi naturelle, le seul flambeau humain qui puisse éclairer la route où les sociétés marchent. Montaigne dit très bien, après Cicéron : « Socrate avait ramené du ciel, où elle perdait son temps, la sagesse humaine pour la rendre à l’homme, ouest sa plus juste et plus laborieuse besogne. »

En révélant une justice supérieure ans lois spéciales à chaque état, Socrate montrait qu’il est, pour les sociétés, un idéal dont elles doivent se rapprocher ; mais il demeurait respectueux de l’ordre établi ; il proclamait la sainteté de la famille, et il trouvait pour la mère, pour l’épouse, des mots qui rappellent la femme forte de l’Écriture. Ses plus illustres élèves condamneront le travail manuel ; lui, il aura le courage de dire aux possesseurs d’esclaves : « Parce qu’on est libre, n’y a-t-il donc autre chose à faire que manger et dormir ? »

On a fait de Socrate un profond métaphysicien ; mais le créateur de la philosophie du bon sens ne pouvait l’emprisonner dans un système. On l’a aussi appelé un grand patriote, et l’on veut qu’il se soit proposé de changer les mœurs d’Athènes ; c’est un peu le rôle que Platon est prêt à lui donner. Nous croyons qu’il n’eut point de visées politiques si particulières et que son ambition était plus haute. Indiffèrent à toutes les choses du dehors, comme aucun Grec ne l’avait encore été, au point de n’être sorti volontairement d’Athènes qu’une fois ou deux, il s’occupa du dedans de l’homme et passa ses jours à regarder en lui-même et dans les autres. L’emploi de sa vie fut de gagner quelques âmes à la verte et à la vérité. Muni de deux armes puissantes : une claire et nette intelligence qui lui faisait découvrir l’erreur, une dialectique à la fois subtile et forte qui enlaçait l’adversaire de liens indissolubles, il se donna la mission de poursuivre partout le faux. Et cette mission, il la remplît, durant quarante années, avec la. foi d’un apôtre et le plaisir d’un artiste, se complaisant dans les victoires qu’il remportait sur la ; présomption ou l’ignorance. Ne lui arriva-t-il pas un jour[1] d’amener Théodote, la belle hétaïre, à comprendre qu’il y avait pour elle des moyens de rendre sa profession plus lucrative ?

Cet enseignement de tous les instans et avec toutes gens n’était ni théorique ni. apprêté ; il avait lieu au jour le jour, en tous lieux, et selon l’erreur qui se montrait. Assidu sur la place publique, non pour prendre part aux affaires de l’état, il ne s’y mêlait qu’autant

  1. Xénophon, Mémoires, III, 11. Socrate parle souvent de l’amitié et d’Éros, mais « le véritable amour, déclare-t-il, est celui où l’on cherche d’une manière désintéressée le plus grand bien de la personne aimée, et non celui où un égoïsme sans scrupules poursuit des ans et emploie des moyens qui inspirent aux deux amis du mépris l’un pour l’autre. » E. Zeller, la Philosophie des Grecs, II, p. 153.