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La quiétude à ce moment était profonde, plusieurs chefs de mission étaient en congé ; personne n’appréhendait que l’envoyé extraordinaire du tsar auprès du sultan portait dans son paletot, devenu légendaire, des instructions qui mettraient le feu aux poudres et déchaîneraient une guerre longue et meurtrière.

Je devais donner le premier signal d’alarme et annoncer, prématurément, il est vrai, le commencement du drame.

Le baron de Manteuffel, dont il sera longuement question dans cette étude, était à cette époque le président du conseil et le ministre des affaires étrangères du roi Frédéric-Guillaume IV. Il me voulait du bien ; volontiers il s’entretenait avec moi. Ses causeries m’étaient précieuses : elles m’ouvraient des horizons et fournissaient matière à d’intéressantes dépêches. En hiver, aux fêtes de la cour et aux soirées diplomatiques, le président du conseil m’admettait dans sa partie de whist, ce qui, pour un second secrétaire, était un grand honneur. On jouait à cette époque, dans la capitale de la Prusse, où dominaient l’économie et la simplicité, un modeste jeu, et suivant un antique usage, importé de la cour de Versailles, disait-on, on payait, même au palais du roi, les cartes mises à la disposition des invités[1]. Les jours de veine, le ministre était radieux, communicatif. « À qui perd gagne, » dit le proverbe : je perdais volontiers en jouant contre M. de Manteuffel : c’était tout profit pour le service de l’état[2].

  1. Les joueurs mettaient chacun 20 silbergros dans le chandelier royal.
  2. Un ancien ministre résident d’Autriche, qui portait un nom bien compliqué, — il s’appelait Edler Dumreicher von Oestreich, — a écrit jadis sur la diplomatie un livre qui pourrait s’intituler le Guide du parfait diplomate. Il recommandait tout particulièrement l’étude du whist à ceux qui aspirent à l’honneur de représenter leur pays dans les cours étrangères. Il préconisait ce jeu classique dans les chancelleries, cher au prince de Talleyrand, comme un élément précieux d’information et de négociation. Il crée l’intimité, disait-il, et permet de préparer, dans un échange d’idées familières, les affaires qu’on est appelé à traiter officiellement. Bien des diplomates s’en sont bien trouvés. Un de nos envoyés à Berlin, sous le gouvernement de juillet, M. Bresson, pénétré de son utilité, faisait tous les soirs la partie du prince de Wittgenstein, le premier conseiller de Frédéric-Guillaume III ; il pouvait ainsi, entre deux robbers, tâter chaque jour le pouls à la politique prussienne et contrôler les renseignemens recueillis dans la matinée. C’est le whist qui m’a permis de connaître de près, à Francfort, le comte de Buol et le prince Gortchakof, dans un salon européen, celui de la baronne de Vrintz, où se rencontraient dans les temps les plus troublés de l’Allemagne, de 1849 à 1852, les hommes marquans de l’époque. On y voyait tous les princes médiatisés de la Confédération germanique, les Hohenlohe, les Sayn-Wittgenstein, les Loewenstein, les Reuss de tous numéros, les Neuwied, le prince de Linange, le demi-frère de la reine d’Angleterre, le landgrave de liesse, le duc de Nassau, dépossédé en 1866, et le prince Émile de Darmstadt, que Napoléon tenait pour un de ses bons généraux. Le prince de Prusse y apparaissait parfois, mais le jeu n’avait pas d’attraits pour lui. Il avait une prédilection marquée pour l’ancienne ville impériale où se faisaient élire et couronner les empereurs d’Allemagne. Il s’y arrêtait volontiers dans ses fréquentes allées et venues entre Berlin et le grand-duché de Baden. La Prusse cependant n’était rien moins que populaire à Francfort. « Si les Prussiens ne sont pas aimés, c’est parce qu’ils ne sont pas aimables, » disait le baron de Hess, un vieux conseiller autrichien. Le prince de Prusse était plus qu’aimable, il était séduisant. Aussi était-il fêté et choyé. Son apparition mettait en branle toutes les dames patriciennes, elles savouraient ses complimens marqués au coin de la vieille galanterie française. Constant dans ses affections, il ne manquait jamais de faire visite au baron de Scherf, qui représentait à la Diète, pour le compte de la Hollande, le Limbourg et le Luxembourg. Il retrouvait, dans le modeste intérieur de ce plénipotentiaire octogénaire, les souvenirs platoniques de ses jeunes années. M. de Bismarck y fait une discrète allusion dans une revue du personnel diplomatique de la Confédération. « M. de Scherf et sa famille, dit-il, sont particulièrement dans les bonnes grâces de Son Altesse Royale le prince de Prusse.