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Mentchikof, en 1853, escorté de généraux et d’amiraux, avait terrifie la Porte par l’inconvenance de sa tenue et par l’impertinence de ses allures, et que le comte Orlof, en 1854, était apparu à Vienne, sombre et mystérieux comme un héros de mélodrame. Pour impressionner la cour d’Autriche et lui arracher plus sûrement, sous l’empire de la frayeur, une déclaration de neutralité, il était resté plusieurs jours sans voir le ministre des affaires étrangères et sans solliciter d’audience du souverain, renfermé dans une affectation de mystère et d’indifférence. Cette mise en scène, qui, dans d’autres temps, n’eût pas manqué son effet, ne servit cette fois qu’à rendre plus saillante la dissidence entre les deux politiques.

L’empereur Nicolas eut à subir le sort des gouvernemens grisés par de longs succès. Il ne s’était pas aperçu qu’il avait froissé, fatigué tout le monde par ses prétentions et ses ingérences ; il ne s’était pas douté des blessures qu’il avait faites, des rancunes qu’il avait provoquées. « La violence n’a qu’un cours borné, au lieu que la vérité subsiste éternellement, » a dit Pascal, sage précepte que devraient méditer ceux qui croient fonder leur domination sur la force.

Le tsar devait perdre, en cédant à d’orgueilleuses inspirations et à de faux calculs, la prépondérance que vingt-cinq années d’habileté et de bonheur continu lui avaient assurée. Il avait cru, en face des appréhensions que l’avènement du second empire soulevait en Allemagne et en Angleterre, que l’Europe entière était avec lui et qu’elle lui permettrait de réaliser ses desseins en Orient. Il n’avait pas mis en doute l’appui de l’Autriche et de la Prusse, depuis quarante ans les alliés et l’avant-garde de sa politique ; dans ses étranges entretiens avec sir George Hamilton Seymour.il n’avait rien négligé pour diviser le gouvernement français et le gouvernement anglais, et tout l’échafaudage de ses savantes combinaisons s’était brusquement écroulé. L’Angleterre et la France s’alliaient contre’ toute attente, et l’Autriche et la Prusse se retournaient contre lui pour appuyer par leur diplomatie, sinon par leurs armes, ceux qui le combattaient dans la Mer-Noire et dans la Baltique. Il n’avait pas compris que Napoléon III, auquel il avait refusé à son avènement le titre de frère, en inaugurant un gouvernement autoritaire, pourrait à son gré disposer des inépuisables ressources de son pays et jouer sur le terrain diplomatique un rôle prépondérant. C’est contre la Russie que la fortune de la France s’était brisée en 1813, c’est contre la France, en Crimée, qu’allait se briser la fortune de la Russie.


G. ROTHAN.