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Giustinian excepté, — que nous devons interroger. Il a assisté, de la coulisse, au drame entier, dont les autres n’ont vu qu’un acte ou qu’une scène.


I.

Il faut, avant d’aborder cette histoire des Borgia, se défaire résolument d’un préjugé et d’une erreur qui en fausseraient tout à fait l’intelligence. Le préjugé consiste à s’imaginer qu’Alexandre et César ont été en dehors des lois communes de l’humanité, qu’ils ont dépassé par leurs crimes et leurs vices la mesure de scélératesse permise à la fin du XVe siècle, — et du XVe siècle italien. Les personnes qui cherchent volontiers leurs informations sur le passé dans le théâtre ou le roman n’hésitent pas à gratifier pareillement Lucrèce d’une sorte de monstruosité morale. Nous serions donc en présence d’un triple cas de tératologie historique. Ce n’est point sans doute à des fous que nous aurions affaire, mais à des êtres d’exception, en qui la méchanceté s’est déchaînée avec une fureur incroyable, sans autre raison que la volupté perverse du mal, la joie maladive que donnent de grandioses extravagances. Cette vue se prête bien à l’éloquence et au pamphlet ; elle est faite pour séduire des poètes ; on la découvrira sans peine dans les chapitres colorés que Michelet a écrits sur les Borgia, et ce tableau de la Rome papale, farouche, avec ses ruines hantées par des bandits, et, au Vatican, des orgies dignes d’Héliogabale, « au milieu, un banquier, entouré de Maures et de Juifs ; c’était le pape, et sa Lucrezia, tenant les sceaux de l’église. » La vision est saisissante, mais elle fait aux Borgia à la fois trop d’honneur et une réelle injure. Ne voyons pas en eux des figures extraordinaires, démesurées, tels qu’ont été certains empereurs romains. Néron nous déconcerte par l’incohérence de sa nature, l’absurdité du mal qu’il a fait : les chrétiens de son temps ont vu en lui l’antéchrist, la bête infernale sortie du puits de l’abîme ; il sut mêler, d’une façon si inattendue, la férocité, la luxure, le goût des pompes colossales, les raffinemens et l’ironie d’un comédien lugubre, que, présentée par Tacite et Suétone, son histoire nous semble un insolent défi jeté à la raison humaine. La taille des Borgia est loin d’être aussi haute ; il n’y a point de désaccord entre leur vie de tyrans italiens et la politique de leur tyrannie ; il n’est aucune de leurs violences que n’expliquent facilement les nécessités de cette politique, nécessités d’un jour, contredites par celles du lendemain, que manifesteront des violences nouvelles ; petite politique, égoïste et empirique, mais poursuivie, à l’aide de moyens atroces, avec une logique et une clairvoyance parfaites. Ce grand cadre de la vieille Rome, qui