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Des centaines de petites barques sont amarrées aux anneaux du quai. Le matin, elles vont et viennent d’un air affairé, tantôt gonflant leur voile blanche, et sautant de la manière la plus réjouissante sur le flot court et dru, tantôt glissant avec l’aviron sur un lac à reflet d’opale. Le contenu de ces embarcations est d’une variété prodigieuse : j’aperçois le veston correct d’un négociant qui se rend de sa villa à ses affaires; puis un assortiment complet de paquets ambulans avec des pieds et des yeux, c’est-à-dire des musulmanes : les pauvres femmes descendent dans la barque aussi adroitement que le comporte leur disgracieuse enveloppe. En vérité, le quai est tellement encombré, si vivant, si nécessaire, qu’on se demande; comment on a pu s’en passer pendant quelques centaines d’années. Il se prolonge autour du golfe, bien au-delà de la vieille enceinte, par une ligne de villas d’un goût très moderne, avec jardins sur la mer et cabines de bains. Là se prélassent les gros seigneurs du commerce. Mais comme il est doux, dans les jours heureux, de se remémorer l’ancienne misère, on a laissé subsister une grosse tour vénitienne à triple enceinte, transformée en prison. Elle domine le quai, et s’avance toute blanche dans la mer, pareille, de loin, à ces nobles silhouettes qui décorent les marines de Claude Lorrain. De près, à l’heure de la promenade, on est étonné d’apercevoir deux ou trois têtes entre chaque créneau : ce sont les prisonniers, qui regardent tranquillement passer les belles dames, sans ombre de vergogne. Aimable laisser-aller de l’Orient : du coquin à l’homme considéré, il n’y a que l’épaisseur d’un mur !

Tandis qu’accoudé sur le balcon de l’hôtel, je contemple à mes pieds la foule émaillée de fez et toute pareille à un champ de coquelicots, je cherche à en définir le caractère dominant, tel qu’il saute aux yeux, sans idée préconçue. Ce n’est pas chose aisée; bien juste est le dicton populaire qui appelle une « macédoine » tout mélange irréductible à l’analyse. Ai-je devant moi une ville de Levantins comme Smyrne? passera-t-elle sans transition d’une torpeur asiatique à la vie européenne, comme Alexandrie? Ou bien l’Orient et l’Europe y vivront-ils côte à côte, sans se comprendre et sans se pénétrer, comme à Constantinople? Non, Salonique n’est ni turque, ni byzantine, ni tout à fait moderne : elle a pour moi l’aspect d’une ancienne colonie vénitienne. Elle dormait dans une profonde léthargie derrière sa vieille muraille : quand notre siècle l’a touchée de sa baguette, elle s’est réveillée fille de la Venise du XIIIe ou du XIVe siècle, de cette reine de l’Orient qui savait si habilement mêler les races, les couleurs et les civilisations les plus disparates, pour le plus grand bien de son commerce; qui conduisit avec tant d’adresse les croisés devant Constantinople ; qui disputa, si longtemps