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du crime, les plus féroces étaient des Albanais venus de l’intérieur : ceux-là ont disparu prudemment le soir même, et n’ont pas été atteints par les exécutions solennelles qui eurent lieu en présence des escadres combinées. Maintenant tout est calme; mais il est instructif, en parcourant ces rues paisibles, de se rappeler l’éruption récente et de suivre a la trace la lave refroidie. Les volcans aussi, quand ils sommeillent, se couvrent de vignes et de fleurs. Telle est la péninsule des Balkans : elle a des cratères un peu partout, en Bulgarie, en Serbie, au Monténégro, en Macédoine; personne ne peut jamais prédire, six mois d’avance, de quel côté jaillira la flamme.

La plupart des Albanais que l’on voit à Salonique ressemblent à des fauves apprivoisés; — admirables, du reste, pour tous les métiers où il faut parader sans rien faire. La profession qu’ils recherchent le plus est celle de cawas. Non-seulement les consuls, mais tous les personnages un peu notables, ont à leurs ordres dieux ou trois superbes gaillards, à l’air martial, à la démarche imposante, portant avec désinvolture la veste soutachée, la fustanelle et l’immense ceinture où tremblent les pistolets et les yatagans, comme ce carquois d’Apollon qui rendait un son si terrible lorsque le dieu était en colère. Tout homme, qui se respecte ne va point dans la rue sans se faire précéder d’un au moins de ces matamores, qui écarte la populace. A la maison, il se tient devant la porte, dans une attitude décorative, fait les commissions et sert à table. Vous êtes assis au salon, vous dégustez paisiblement votre café ; tout à coup la porte s’ouvre ; un chef de brigands, chamarré d’or, marche droit sur vous avec des yeux féroces ; mais, au lieu de vous demander la bourse ou la vie, il prend délicatement votre tasse et la pose sur un guéridon. Le consulat de France possède un superbe échantillon du type : costumé comme le « roi des montagnes, » c’est le plus serviable des géans. Il faut le voir soulever, dans ses énormes bras, la petite fille du consul, et la porter, avec mille précautions, dans son berceau. Il y a en lui de la grâce du gros chien qui se laisse tirer les oreilles par un enfant. L’instinct terre-neuve ne lui manque pas non plus; en 1876, ce même cawas a été fort bravement disputer le corps de son consul aux bêtes à face humaine qui le déchiraient. Mais la présence des Albanais sur le littoral n’est qu’un accident; c’est dans leurs montagnes qu’il faudrait les voir à l’état sauvage.

On s’étonne de rencontrer si peu de Grecs à Salonique. ils sont tout au plus vingt mille. Voilà donc tout ce qui reste de cette race ingénieuse et vivace dans la seconde capitale de l’empire byzantin ! Cependant cette petite phalange tient dans ses mains le dernier anneau de la chaîne qui réunit le présent au passé. Il y avait des