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laisser entraîner ou précipiter dans les hasards d’une conflagration universelle, on réfléchira sans doute. On a le temps d’y songer, de négocier, de chercher le moyen d’échapper à un danger redoutable pour tous. D’abord la guerre ne se fait pas si aisément en plein hiver, dans des contrées qui sont sous la neige, où les armées auraient de la peine à se mouvoir, où les plus simples opérations deviendraient presque impossibles dès les premiers pas. C’est la trêve de la saison et de la nécessité laissée à la diplomatie. Et puis, on le remarquera, dans tous les camps, c’est à qui se retranchera dans une défensive rigoureuse en désavouant toute intention agressive. La Russie s’est sentie offensée dans sa politique et dans son orgueil en Orient, dans les affaires bulgares ; elle a pu se croire menacée par une coalition qui la tient en échec : elle a pris position par ses mesures militaires, elle entend rester libre dans sa défense ; mais elle s’est hâtée de déclarer qu’elle attendra l’attaque dans sa muette immobilité. L’Autriche, qui est la puissance la plus engagée, envoie à son tour des troupes, mobilise quelques réserves et se fortifie en Galicie ; elle désavoue en même temps toute idée d’agression. Elle y est obligée, d’autant plus que, si elle attaquait elle-même, elle resterait livrée à ses propres forces, elle ne pourrait plus invoquer la triple alliance, dont elle n’est pas déjà si sûre. L’Italie, qui s’est jetée dans cette aventure sans savoir pourquoi, n’est probablement pas pressée de prendre les armes contre les Russes, de se compromettre pour des intérêts qui lui sont étrangers. Est-ce l’Allemagne, conduite par M. de Bismarck, qui voudrait précipiter les événemens ? Mais l’Allemagne elle-même, quelle que soit sa puissance militaire et diplomatique, quelque confiance qu’elle ait dans ses forces, a plus d’une raison pour ne pas sortir de cette défensive, qui est le mot d’ordre universel. L’empereur a quatre-vingt-douze ans, et ce n’est d’ailleurs qu’à la dernière extrémité qu’il laisserait dans sa vieillesse ouvrir une campagne contre la Russie. Le prince impérial dispute toujours sa vie à un mal implacable. Le second héritier de la couronne, le prince Guillaume, a peut-être plus de fougue que de jugement et d’expérience. Le chancelier lui-même n’est point sans ressentir les atteintes de l’âge, et il a été récemment averti, dit-on, de la nécessité du repos. Ce ne sont point là, en définitive, des conditions bien favorables pour aller au-devant d’une grande guerre.

De sorte que, par une série de fatalités et d’entraînemens, on est arrivé à cette situation assez extraordinaire où l’on est en présence, il est vrai, mais où personne ne veut être l’agresseur, où il y a toute sorte de raisons d’éviter un conflit pour lequel tout le monde a l’air de se préparer en le désavouant. Comment en sortira-t-on ? Il faudra bien trouver une issue. M. de Bismarck, qui n’est point étranger aux récentes agitations de l’Europe, n’en est pas sans doute à la chercher ; il n’a pas dit son dernier mot. Évidemment, quelque prix qu’il ait