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ivres-morts, étaient arrêtés par les agens qui les guettaient et conduits au Dépôt, d’où ils n’eurent pas long chemin à faire pour aller jusqu’aux chambres de la police correctionnelle. Ces ingénieux personnages étaient des repris de justice qui avaient voulu faire un bon repas aux dépens des âmes compatissantes.

Intéressans ou non, dignes de pitié ou dignes de prison, les hommes dont je viens de parler exercent en plein jour, comme de loyaux industriels qui n’ont rien à cacher de leur commerce ; ils accostent, ils sollicitent le passant, « à la rencontre, » et quoiqu’ils aient presque toujours des cliens attitrés dont chaque jour ils reçoivent une aumône, c’est à la charité anonyme, à celle qui passe, donne et continue sa route, qu’ils doivent le plus sûr de leur recette. Il n’en est point de même pour les faux indigens dont la spécialité est de « droguer la haute, » ce qui signifie en français « escroquer les gens riches. » Ceux-là ne reçoivent pas l’offrande de la bienfaisance, ils l’extorquent. Le plus souvent, on ne les voit pas, mais en revanche on est assailli de leurs lettres. Les plus hardis pénètrent dans les maisons, se recommandent souvent d’un nom connu, et lorsqu’on donne audience au récit de leurs infortunes, il est rare qu’ils se retirent les mains vides. Ils sont dangereux, et, s’ils en trouvent l’occasion, ne se font point scrupule de décrocher une montre ou tout objet précieux à portée de leur main, dont, parfois, l’habileté est excessive. Il y a quelque dix-huit ou dix-neuf ans, à l’époque où j’étudiais de près les malfaiteurs qui pullulent dans Paris, on me prévint, au moment où je venais de me mettre à table, qu’un homme me demandait pour une communication urgente et d’une extrême importance. Je donnai ordre de le faire entrer dans mon cabinet. Je vis un individu âgé d’environ quarante ans, solide, fraîchement rasé, ne portant que ses favoris, les cheveux en coup de vent, la main charnue, l’œil impudent et de costume convenable. À ma question : « Que désirez-vous ? » il se campa de trois quarts, le regard levé vers le plafond, la bouche crispée par un sourire amer ; il poussa un soupir, et avec une voix de traître de mélodrame, il s’écria : « Ah ! c’est une étrange histoire que la mienne, monsieur ! » Je n’en écoutai pas davantage ; je l’interrompis sans respect pour son infortune, et je lui dis : « Mon garçon, tu es un drogueur de la haute ; il n’y a rien à barboter dans la cambrouse, la braise et la toquante sont dans le radin, et le radin est bouclé ; donc esbigne-toi et tire tes pattes en vitesse. » Je n’ai jamais vu une expression plus étonnée. L’homme, sans mot dire, tourna les talons, et je l’entendis descendre l’escalier comme s’il avait la maréchaussée à ses trousses. Je venais de lui dire : « Il n’y a rien à voler dans l’appartement, l’argent et la montre sont