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jusqu’où l’on peut pousser l’insistance, ce que l’on est en droit d’en attendre ; on connaît l’époque de leur départ pour la campagne et celle de leur retour. Bien plus, il existe des agences où l’on se procure leurs noms et des notes sur la façon la plus fructueuse de s’adresser à eux, chaque renseignement fourni est frappé d’un droit fixe de 0 fr. 10. Ainsi pour 100 sous on obtient la désignation et l’adresse de 50 personnes qui « lâcheront 1 ou 2 ronds, » c’est-à-dire feront remettre 5 ou 10 francs au quémandeur. Beaucoup de ces faux indigens forment en outre une confrérie dont les membres échangent d’utiles indications et se réunissent souvent le soir pour dépenser en commun le produit de la journée, car il est à constater que tous ces mendians qui crient famine aiment le plaisir, le vin, l’eau-de-vie, le reste, surtout le reste, et s’y abandonnent avec passion. Les personnes charitables ont pu faire l’observation que voici : lorsqu’elles ont répondu favorablement à une demande de secours, elles reçoivent coup sur coup, à un ou deux jours d’intervalle, plusieurs lettres plaintives qui font appela leur bon cœur. C’est parce que le malandrin qui a empoché la première aubaine s’est empressé de faire savoir à ses compagnons d’escroquerie qu’en telle maison, tel homme ou telle femme ne ferme ni l’oreille ni la bourse aux doléances, — à moins que ce ne soit le même individu qui, sous différens noms, renouvelle une démarche dont il n’a pas eu à se repentir. Ce fait est très fréquent, car souvent ces gens habiles, pour mieux déguiser leur écriture, se sont appris à écrire de la main gauche. Plusieurs ne sont point embarrassés pour se munir de pièces d’identité variée, qu’ils emploient successivement et souvent avec succès, en les enfermant dans leurs lettres de sollicitation et en priant qu’on les fasse déposer chez le portier, où ils viendront les reprendre. Le procédé pour se procurer les pièces est très simple, quoiqu’il tombe sous le coup de lois sévères.

C’est généralement dans les « garnis » que l’on opère ce genre de détournement, dont le résultat aide à commettre un faux en écritures privées. Un drogueur de la haute s’adresse à de pauvres diables tombés en détresse par suite de chômage, de maladie ou de causes moins avouables ; il les plaint, il voudrait les protéger et leur propose d’écrire à ses « belles connaissances, » afin de les aider à sortir de misère. On accepte avec gratitude et on lui remet le livret, ou l’acte de naissance, ou l’acte de mariage, ou un certificat quelconque, afin qu’il puisse prouver que l’on n’a pas affaire à de « mauvaises gens comme il y en a tant. » Une fois muni de ces pièces, l’honnête homme décampe, s’en va dans une de ces maisons où on loge à la nuit, recommence les mêmes manœuvres auxquelles se prête la crédulité intéressée, et au bout