Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 85.djvu/319

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ses bienfaiteurs attitrés : « Aiguisez, si vous voulez, toutes les pointes de votre subtile dialectique, je vous mets au défi de me prouver que je déraisonne en vous priant de me trouver aujourd’hui même, soit chez vous, soit chez quelque membre de votre comité, un peu d’argent. » Il paraît que ses façons d’être sont acceptées, car, de son propre aveu, il se fait 16,000 livres de rente. C’est là un maximum qui doit être rarement dépassé, car, en général, cette industrie rapporte de 4,000 à 8,000 francs par an, lorsqu’elle est exercée par un individu seul ; mais si une famille, composée du mari, de la femme, d’un ou de deux enfans, concentre ses efforts et sait les diviser pour les rendre productifs, la recette devient considérable, permet un loyer d’un millier de francs et les services d’une bonne à tout faire. C’est l’aristocratie du genre, et les représentans en sont moins rares qu’on ne le pourrait croire ; l’un d’eux est de vieille maison inscrite, en bonne place, à l’armoriai de notre pays. Sa femme et lui rivalisent de zèle pour mendier. Il écrit : « Je vous prie de faire le plus modique sacrifice pour soulager une des plus anciennes familles de France qui souffre avec résignation. » Sa femme expédie, de son côté, lettre sur lettre. Son orthographe est inférieure à son blason ; elle parle des malheurs qui l’ont « frappées » et de « son bras excrofié. » On a proposé un emploi à ce gentilhomme ; il a répondu que, lorsque l’on avait des pères qui ont porté le fanion des ducs de Bretagne, on ne s’abaissait point à un travail manuel. Cet homme est un exemple mémorable des ravages que l’aumône mal appliquée peut produire sur une nature sans résistance à soi-même. Il est fils d’un officier supérieur de la garde royale ; il est sorti d’une école militaire, il a servi et a porté la double épaulette d’or. Il a quitté l’armée française, où il n’a pu rentrer, après avoir vainement essayé d’être pourvu d’un grade important dans des troupes levées par un souverain électif étranger. Son patrimoine avait été rapidement dissipé ; un beau jour il se réveilla pauvre, n’ayant pour toute ressource que son énergie, qui était nulle. Grâce à son nom et à ses relations, il obtint je ne sais quelle fonction sur une ligne de chemin de fer. Il séduisit et épousa la fille du notaire d’une ville voisine de nos frontières. Il abandonna son emploi, dévora promptement la dot de sa femme et, revenu à Paris, incapable de la volonté qui fait rechercher le travail, il se mit à mendier par lettres ; sa femme l’imita, et ses trois enfans, livrés à eux-mêmes, allèrent aussi quémander de-ci et de-là. On accusa la destinée au lieu d’accuser sa propre paresse, et l’on demanda à l’absinthe l’oubli des maux que l’on avait mérités. Aujourd’hui, le père est abruti par l’alcoolisme ; la mère sollicite toute charité ; la fille aînée, âgée de vingt-deux ans, a déserté le domicile paternel et court des hasards ou nous