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levant la main vers le ciel, il jura de les adopter, de leur servir de père et de négliger tous ses devoirs pour accomplir ce « devoir sacré. » La pauvre femme mourut, sinon consolée, du moins plus tranquille : ses enfans avaient trouvé un protecteur. Il fut ingénieux, ce père adoptif : il fit imprimer l’anecdote, où il jouait le rôle de la Providence. Dans le texte, il intercala une gravure représentant le lit de la mourante, au pied duquel les enfans sont agenouillés pendant qu’il prête son serment de paternité, et, sous l’estampe, il ajouta l’explication que voici : « M. B… visite, à l’hôpital Necker, la veuve R… et la console à ses derniers momens, en lui promettant de placer ses chers enfans dans une excellente maison d’éducation. Après la mort de leur mère, ces enfans, dignes d’intérêt et de pitié, ne sont pas restés abandonnés, grâce à des personnes charitables et compatissantes qui sont venues en aide à M. B… » On voit d’ici les lettres de quête : « Au nom de quatre orphelins que j’ai juré à leur mère expirante d’arracher à la misère, à l’ignorance, au vice, à la corruption, et dont mon devoir, mon devoir sacré, est de faire d’honnêtes citoyens dévoués à la religion et à notre belle France, je viens, etc., » et comme cela pendant quatre pages. L’apport de la charité fut sérieux, et le sieur B… reçut des louanges. Ai-je à dire que les enfans avaient été délaissés par lui ; que le commissaire de police les avait envoyés au Dépôt, qui les transmit à l’hospice des Enfans assistés ? Au bout de quatre mois, le père adoptif imagina qu’il ferait ample recette s’il pouvait aller quêter à domicile suivi des quatre orphelins sauvés par lui. Il alla les réclamer à la maison de la rue d’Enfer, et apprit, avec étonnement, que l’Assistance publique les avait placés entre les mains d’un homme bienfaisant qui se chargeait de pourvoir à leur instruction et de leur donner plus tard une petite dot. L’affaire fut ébruitée, et la justice y regarda. Ce qu’elle aperçut lui sembla sans doute peu régulier, car un mandat de comparution fut lancé contre ce protecteur de l’enfance malheureuse. La veille du jour où il devait répondre aux magistrats de la police correctionnelle, il mourut subitement : on a dit qu’il s’était empoisonné. Son inventaire fut fait, et l’on constata qu’il laissait 30,000 francs de dettes.

Je m’arrête ; aussi bien ces exemples suffisent à mettre la bienfaisance en éveil sur elle-même et à sauvegarder l’aumône due aux pauvres ; mais, pour les multiplier indéfiniment, je n’aurais qu’à puiser dans les quatre-vingt mille dossiers qui sont à ma disposition et dont aucun n’appartient ni à l’Assistance publique, ni à la Préfecture de police, ni aux greffes des tribunaux correctionnels. Est-ce à dire que tous les indigens, ou prétendus tels, qui crient à l’aide, nous écrivent, forcent notre porte et nous racontent leur histoire, soient des escrocs et parfois des voleurs ? Dieu me