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12,885 ; janvier 1871, 19,233 : et il faut attendre jusqu’au mois d’août pour que les décès rentrent dans les proportions normales, car la cause a beau avoir pris fin, les effets se prolongent et sévissent sur tant de pauvres êtres dont la substance a été dévorée par les privations. Ces privations furent très dures, d’autant plus qu’elles se produisaient pendant l’hiver, que toutes les industries chômaient et que les transactions commerciales étaient nulles. L’homme, revêtu d’un costume de garde national, était au rempart ou au cabaret : la femme, privée d’ouvrage, ne sachant où en trouver, se demandait chaque matin comment elle vivrait, car le surplus de solde accordé aux hommes mariés n’arrivait que rarement et incomplètement jusqu’à elle. En ces occurrences, la charité fut extraordinaire : l’état, la ville, ne ménagèrent point les sacrifices ; les particuliers ne se refusèrent pas, et leur aumône fut la plus sérieuse ressource des malheureux.

À cette époque, le directeur était chargé de la distribution des secours dans la mairie d’un des plus riches arrondissemens de Paris. Cette mairie eut la bonne fortune d’être administrée par deux hommes éminens qui sont sénateurs aujourd’hui ; l’un, ancien ministre de l’instruction publique, adepte du saint-simonisme aux temps de sa jeunesse, membre de l’Institut, portant un nom illustre, l’autre, très intelligent, ayant, depuis lors, laissé à la Banque de France un souvenir impérissable, avaient au cœur l’amour de l’humanité. Ils apprécièrent le directeur, dont la nature est apte aux travaux du bien ; mutuellement ils se comprirent et ne reculèrent devant aucun effort pour soulager les misères qui les assaillaient. La caisse spécialement réservée aux secours était abondamment fournie par les cotisations volontaires ; mais on y puisait avec une telle largesse que bien souvent on craignit de n’y plus rien trouver. Il suffisait alors de faire un appel à certaines générosités connues et tout de suite elle était remplie ; c’était l’inverse du tonneau des Danaïdes : on avait beau la vider, elle était toujours pleine, car la charité s’y versait tout entière. Cependant on tournait dans un cercle vicieux : plus on distribuait de secours, plus on en réclamait ; non-seulement les indigens de l’arrondissement se donnaient rendez-vous dans la cour de la mairie, mais les pauvres des autres quartiers de Paris y affluaient, la main tendue et la plainte aux lèvres. Il n’était point douteux que, pour beaucoup de ces malheureux, cette sorte de mendicité officielle était devenue un métier. Plusieurs, on le savait, allaient de mairie en mairie, grappillant ici et là, ne se rebutant point lorsqu’on les rabrouait, et finissaient par arracher à la bienfaisance plus qu’ils n’auraient obtenu de la rémunération d’un travail normal.