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ses dettes. Rentré au logis, il fait son compte avec sa femme : tant pour le charbonnier, tant pour le fruitier, tant pour le boulanger ; et le propriétaire que l’on oubliait ! total 18 fr. 90. Quoi, de cette belle pièce d’or, il ne resterait que 22 sous ! Bast ! on paiera une autre fois, lorsque les temps seront devenus meilleurs. On envoie un des enfans chez un gargotier ; il en rapporte un morceau de bœuf bouilli, des pommes de terre frites et un litre de vin. On mange de bon appétit. Les portions ne sont pas copieuses ; l’enfant retourne chercher des pommes de terre ; par la même occasion, il achètera encore un litre de vin, et comme on a de l’argent et que l’on peut ne se rien refuser, il prendra aussi un morceau de fromage. À la fin du repas, les têtes ne sont pas échauffées, mais on est plus gai que de coutume. Un des gamins propose d’aller terminer la soirée au café-concert où l’on chante de si jolies chansons ; ça ne coûte rien. On va au « beuglant ; » l’entrée est gratuite, mais « les consommations » ne le sont pas, et il faut les renouveler ou quitter la place. Lorsqu’à onze heures du soir on revient à la maison, les deux enfans sont ivres, la femme rit en pensant aux sornettes qu’elle vient d’entendre, l’ouvrier est sombre, car il ne lui reste plus un sou en poche. De tout ce qu’il s’était promis de faire avec les 20 francs qu’il avait reçus, il ne lui reste plus rien que ses dettes. Blâmer cet homme est facile, mais serait injuste. Ses privations ont été excessives ; il a eu en main, par bonne fortune, la somme de 20 francs sur laquelle il ne comptait pas : il n’a pas résisté au désir de « régaler » lui, sa femme et ses enfans. Cela est naturel et ne serait point de conséquence grave, si le malheureux n’avait fait une expérience qui peut-être lui deviendra funeste. Il sait maintenant que, sans travailler, il a pu bien manger, bien boire et bien s’amuser : il ne s’agit que de rencontrer un brave homme qui donne la pièce jaune ou la pièce blanche. Lorsqu’on ne le rencontre pas, on peut le chercher, le trouver : qu’est-ce que ça leur fait de donner, à ces gens-là, ils sont riches ! Si cette idée s’empare de lui, s’il se met en quête de ceux qui ont la main large, c’en est fait de lui, il désertera l’atelier et s’en ira quémander de porte en porte. Le secours qui devait l’aider et dont il a mésusé l’a poussé sur le mauvais chemin.

En regard de ce fait, j’en citerai un autre qui, par un résultat contraire, provoque des réflexions et offre des enseignemens analogues. M. le comte de Ch.., au lieu de distribuer 500 francs en dix fois, préfère les donner d’un seul coup, en exprimant le désir que cette somme soit employée au soulagement et, s’il le peut, au salut d’un ménage. Il s’adresse à l’Assistance par le travail, qui accepte la mission à la condition d’en rendre compte. Un ouvrier teinturier