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loin, doivent ressembler à des mouches sur un pain de sucre. Nous voici à mi-hauteur, dans une campagne riante et riche. Près d’un village, sur une aire bien battue qui forme terrasse au-dessus de la campagne, une cinquantaine d’hommes et de femmes, aux vêtemens d’une éclatante blancheur, aux ceintures et aux tabliers rouges, achèvent le travail de la mousson. Leurs procédés sont primitifs : deux chevaux tournant autour d’un manège remplacent nos fléaux ou nos batteuses. Les foulées séparent tant bien que mal le grain de la paille. Certainement, je n’en ferais point un rapport à la Société des agriculteurs de France. Mais les mouvemens rythmés des hommes, qui semblent obéir au plus âgé d’entre eux, la hiérarchie de la famille appliquée aux travaux des champs, tout le monde occupé depuis la grand’mère à la peau desséchée jusqu’aux jeunes filles dont les grands yeux retiennent un rayon de soleil d’Orient, tous ces travailleurs prenant à leur insu des poses d’une noblesse et d’une simplicité charmantes : les hommes à la forte carrure appuyés sur leur outil, les femmes rejetant en arrière leurs épaules et présentant leur poitrine bien développée, comme de saines créatures qu’elles sont, enfin ces toiles claires, ces manches flottantes sur des muscles de bronze, ces larges braies si bien appropriées au climat, tout se fond dans une tonalité blanche et gaie. Les guerres, les révolutions, les conquêtes ont passé sur ces mœurs sans les altérer. C’est la tache d’huile légère et fixe que les flots ne peuvent entamer. Du reste, partout où vivent les Bulgares, vous rencontrerez la même image d’ordre et de prospérité. Combien de fois n’ont-ils pas été pillés, rançonnés par les Arnautes de la montagne! Mais on a beau donner des coups de pied dans leur fourmilière, ils reprennent leur besogne avec une patience admirable, sèment et récoltent par instinct sur le sol le plus ébranlé, laissent partout des traces de leur entêtement industrieux. Ils prouvent que rien n’est perdu dans un empire où l’on respecte la forte organisation de la famille.


III.

Comme la plupart des populations chrétiennes, les Bulgares ont été décapités par la domination turque : chez eux, plus de noblesse, p’us de classe supérieure, personne, en un mot, pour voir un peu plus haut et plus loin que l’horizon étroit de la vie domestique. N’est-ce pas la principale difficulté dans laquelle se débat la Bulgarie indépendante? Une bourgeoisie improvisée qu’il a fallu tirer du néant, des professeurs, d’anciens fonctionnaires ottomans, des agitateurs