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te faire du tort. » Cet euphémisme, en langue albanaise, est une allusion délicate à l’emploi des coups de fusil; ce sont gentilles façons de parler de ce pays-là. Le plus beau, c’est que l’infortuné rat-de-cave, véritable adorateur de la force, était rempli d’estime pour ces contribuables récalcitrans. « Ce sont des gaillards, disait-il. Dans la montagne, on vous couche un homme à terre comme on écrase une mouche. » j’en ai conclu que ce brave fonctionnaire avait préféré l’hospitalité gratuite à la monnaie de plomb et qu’il n’importunait pas ses administrés.

Admire qui voudra ces mœurs héroïques. Les amateurs de couleur locale auront ici de quoi se satisfaire, pourvu qu’ils voyagent sous bonne escorte. Mais ils verront bien vite qu’un peuple militaire et sauvage n’est pas nécessairement chevaleresque. On se figure volontiers que tous les montagnards ressemblent aux highlanders de Walter-Scott. Un jupon court, un poignard et un biniou supposent immédiatement des âmes simples et désintéressées. Edmond About n’a-t-il pas failli passer un mauvais quart d’heure pour avoir peint au naturel son roi des montagnes ! Les chefs albabanais ont cependant plus de parenté avec Hadji-Stavros qu’avec Rob-Roy et Mac-Gregor. Il existe à Uskup une petite ligue albanaise qui exploite les fournitures militaires de manière à rendre jaloux tous les usuriers de Salonique. Par intimidation ou autrement, elle fait le vide autour des adjudications; si c’est impossible, elle achète sous main les concurrens qui se présentent. Ces hommes antiques gagnent 50 pour 100 sur la nourriture des soldats, et ils ont découvert depuis longtemps la supériorité de la margarine sur le beurre. Autre ligue albanaise pour la culture et la vente du tabac de contrebande, le seul qui soit fumé dans toute la région. Il est excellent, peu coûteux, et généralement connu sous le nom de tabac de la et régie albanaise. » L’autre régie, celle de Constantinople, ne peut vaincre ce monopole à main armée ; c’est une principauté indépendante enclavée dans le monopole de l’état. On le voit, les Albanais pratiquent un brigandage perfectionné. Il est vrai qu’ils ont en même temps toute la jactance des héros d’Homère. Lorsque j’étais à Uskup, on racontait qu’un chef de bande ou de clan, — c’est à peu près la même chose, — avait adressé à un fonctionnaire ces paroles rapides, tout en prenant par prudence l’intermédiaire de la poste : « Fils de chien, je ne te crains pas. Nous sommes tous les deux des voleurs, mais avec cette différence que moi je vole au grand jour, à la sueur de mon front, au péril de ma vie, tandis que toi tu te caches et tu as peur. Lance ta gendarmerie sur mes traces : tu ne me saisiras pas. » Je souhaite pour la morale que cette rodomontade ait eu le salaire qu’elle méritait.