un grand poète lyrique, il y faut beaucoup d’autres qualités sans doute, mais qu’il en est une sans laquelle toutes les autres sont stériles; et c’est tout simplement l’égoïsme. Oui ; avec des différences, nombreuses et considérables, le monde a peu vu d’égoïstes qui le fussent au degré, et avec la sécurité, la tranquillité, la sérénité, la naïveté des Byron et des Goethe, des Lamartine, des Hugo, des Musset, et véritablement, ils ne devaient pas être agréables à vivre, mais depuis qu’ils sont morts, et de leur vivant aussi, à la seule condition de ne les pas fréquenter, quels grands poètes !
Or, comme on l’a remarqué plusieurs fois, si l’on peut dire que le lyrisme a renouvelé, non-seulement la poésie, mais la littérature contemporaine tout entière, c’est de quoi hésiter sur la littérature personnelle, ou plutôt il faut modifier le jugement que nous en portions tout à l’heure. Évidemment elle répond à quelque chose de nouveau dans le monde; et ce quelque chose, ne serait-ce pas la croissante complexité de la vie sociale? Si les grandes aventures sont plus rares qu’autrefois, et en général moins extraordinaires, cependant la vie d’un homme diffère beaucoup plus qu’autrefois de la vie d’un autre homme. Aux cadres rigides qui maintenaient jadis nos pères dans le rang et dans la condition où le sort les avait fait naître, une organisation nouvelle a substitué des catégories sociales qui n’en sont plus qu’à peine, tant les limites en sont flottantes et confuses, tant il est aisé d’en sortir, et, au besoin, les unes après les autres, de les traverser toutes. Il en résulte que le champ de l’expérience de la vie, pour chacun de nous, s’est singulièrement élargi, qu’une foule d’épreuves aussi nous sont imposées qui étaient épargnées à nos pères, que nous vivons chacun une existence très diverse de celle de nos semblables, et conséquemment enfin qu’au lieu des ressemblances, ce sont les différences, de jour en jour, qui s’accusent, se précisent, et se diversifient elles-mêmes pour ainsi dire à l’infini. Cet homme général, qui n’a jamais peut-être existé nulle part, cet être sentant et pensant dont on croyait pouvoir cataloguer jadis les sentimens et les pensées, l’homme réel, agissant et vivant, nous le dissimule aujourd’hui si profondément qu’en vérité il est devenu une pure abstraction. Nous avons l’air d’abord de nous ressembler davantage, mais au fond, sous l’apparente uniformité du costume, il suffit d’un coup d’œil pour démêler mille nuances. Au moral encore plus qu’au physique peut-être, le type a cessé d’exister, il n’y a plus que des individus.
Pour ce motif, et si l’on me permet de me servir de cette expression, le problème de la littérature générale est devenu tout autre; et la méthode en quelque sorte inverse. La connaissance ou la science de l’individu, voilà désormais l’objet de la littérature, et en particulier du roman, et, pour y parvenir, au lieu de sortir de soi, c’est en