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Shakspeare: il n’a voulu lui enlever ni son Bénédict ni sa Béatrix; il les a réduits seulement à chanter à la mode française. L’originalité de ce couple, il le fallait bien, s’en est trouvée atténuée : ce nouveau régime a tourné au profit de l’autre couple, celui des amoureux qui ne se moquent point. Héro, dont la fâcheuse aventure forme le nœud de l’intrigue, Héro et Claudio deviennent tout de bon les personnages principaux de la pièce, qui prend ainsi un caractère plus sentimental. Ajoutez que M. Legendre, après qu’Héro calomniée s’est évanouie, nous laisse croire jusqu’au dénoûment qu’elle est morte. J’avoue que cette mystification me paraît un peu trop sérieuse. Shakspeare était plus bénin : il rassurait les gens tout de suite, au moins ceux qu’il fallait rassurer, la famille et les spectateurs. Ce changement est le seul grave que M. Legendre ait opéré dans la fable; il a pourtant innové en ce point : plus shakspearien que Shakspeare, il a mis en action une scène racontée, cette pantomime calomnieuse jouée sur le balcon d’Héro, à laquelle son fiancé assiste avec le traître. Je me serais passé de cet embellissement. L’auteur d’un estimable Roger de Naples, M. Emile Blémont, réclame un peu bruyamment l’honneur de l’avoir inventé; je suis persuadé que M. Legendre n’a voulu lui rien prendre, et je ne crois pas qu’il lui doive grand’chose : qu’il lui abandonne l’objet du débat ! A sa place, je ne tiendrais guère à cette parade.

A quoi je tiendrais, par exemple, c’est à ces vers, comiques ou lyriques, mais toujours gracieux, et véritablement inventés : ils ne sont pas traduits, en effet, mais inspirés de Shakspeare. M. Legendre, évidemment, a lu Much ah about nothing, et, mis en humeur poétique, il a fermé le livre et commencé de rêver. Et dans son rêve a passé une musique légère, agile, nette et bien française, amoureuse aussi et caressante comme les mélodies italiennes, spirituelle avec Béatrix, attendrie avec Héro ; à défaut de ces traits rapides qui ne se peuvent répéter sans le reste, écoutez au moins cette cadence :


J’ai l’air de l’accuser! Au fond j’ai pitié d’elle!..
Est-elle heureuse? Non! Une félicité
Parfaite ne va pas avec tant de gaîté,
Et je plains Béatrix plus que je ne l’admire.
C’est le vide du cœur qui fait sonner le rire!..
Et, tenez, il est doux d’être aimée, il est doux,
Au milieu de ces fleurs, assise auprès de vous,
De songer que demain je serai votre femme;
Mais, pour vous exprimer tout ce que j’ai dans l’âme,
Claudio, je ne puis trouver de mots joyeux,
Et je sens que des pleurs me montent dans les yeux!


LOUIS GANDERAX.