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d’affaires, et néanmoins lettrés, logiciens, philosophes, imbus de la double idée gouvernementale et humanitaire que la spéculation grecque et la pratique romaine introduisent dans les esprits et dans les imaginations depuis trois siècles, à la fois égalitaires et autoritaires, enclins à exagérer les attributions de l’état et la toute-puissance du prince[1], non moins enclins à substituer le droit naturel au droit positif[2], à préférer l’équité et la raison à l’antiquité et à la coutume, à restituer la dignité d’homme à la qualité d’homme, à relever la condition de l’esclave, du provincial, du débiteur, du bâtard, de la femme, de l’enfant, et à faire rentrer dans la communauté humaine tous ses membres inférieurs, étrangers ou dégradés, que l’ancienne constitution de la famille et de la cité en avait exclus.

Aussi bien, dans l’œuvre politique, législative et juridique qui s’étend de Dioclétien à Constantin et au-delà jusqu’après Théodose, Napoléon pouvait trouver d’avance toutes les grandes lignes de la sienne : à la base[3], la souveraineté du peuple; tous les pouvoirs du peuple délégués sans conditions à un seul homme ; cette omnipotence conférée, en théorie et en apparence, par le libre choix des citoyens, en fait, par la volonté de l’armée ; nul abri contre un édit arbitraire du prince, sinon un rescrit non moins arbitraire du prince; son successeur désigné, adopté et préparé par lui; un sénat pour la parade, un conseil d’état pour les affaires ; tous les pouvoirs locaux conférés d’en haut; les cités en tutelle; tous les sujets qualifiés du beau titre de citoyens ; tous les citoyens réduits à l’humble condition de contribuables et d’administrés ; une administration aux cent mille bras, qui se charge de tous les services, y compris l’enseignement public, l’assistance publique et l’alimentation

  1. Digeste, I, 4, I: « Quod principi placuit legis habet vigorem, ut pote, cum lege regia, quæ de imperio cjus lata est, populus ci et in cum omne suum imperium et potestatem conferat. Quodcumque igitur imperator per epistolam et subscriptionem statuit, vel cognoscens decrevit, vel de plano interlocutus est, vel edicto præcepit, legis habet vigorem. » (Extraits d’Ulpien.) — Gaïus, Institutes, I, 5 : « Quod imperator constituit, non dubium est quin id vicem legis obtinent, quum ipse imperator per legem imperium obtincat. »
  2. Digeste, I, 2. (Extraits d’Ulpien) : « Jus est a justitia appellatum; nam, ut eleganter Celsus definit, jus est ars boni et æqui. Cujus merito quis nos sacerdotes appellat : justitiam namque colimus, et boni et æqui notiliam profitemur, æquum ab iniquo separantes, licitum ab illicito discernentes,.. veram, nisi fallor, philosophiam, non simulatam, affectantes... Juris præccepta sunt hæc : honeste vivere, alterum non lædere, suum cuique tribuere. » — Cf. Duruy, 12e période, ch. LXXXVII.
  3. Sur ce principe immémorial de tout le droit public romain, cf. Fustel de Coulanges, Histoire des institutions politiques de l’ancienne France, t. I, liv. II, ch. I, p, 66 et suivantes.