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cœur, dont elle éponge le sang. Vous vous réveillez, le lendemain, la tête en place, mais le corps meurtri, l’esprit lourd, dans une atmosphère fétide.

Nous arrivons dans la vallée du Sperchios, à Hypata. Nous assistons à un banquet chez Byrrhène, une grande dame de la ville. On parle de choses et d’autres, de Rome, de la province, des monumens, des bains. Lucius avoue que les sorcières du pays gâtent pour lui le plaisir du voyage ; même les tombeaux ne sont pas respectés ; au moment des funérailles, de vieilles magiciennes vont arracher au mort des lambeaux de chair qui servent à leurs maléfices. « Il y a plus, s’écrie un mauvais plaisant ; ici, l’on n’épargne même pas les vivans. Je ne sais qui a été victime d’une aventure de ce genre ; il a été horriblement mutilé et défiguré. » À ces mots, tous les convives partent d’un grand éclat de rire. Les regards se tournent vers un homme qui se tient modestement couché dans un coin. Il va se fâcher, quand un mot aimable de la maîtresse de maison vient soudain le calmer. Il consent à raconter encore son histoire. Il se nomme Téléphron. Il est parti un jour de Milet pour assister aux jeux olympiques. Arrivé à Larissa, il a vu sa bourse vide et a dû se résigner à tout pour la remplir. Il a entendu un vieillard crier : « Qui veut garder un mort ? Faites votre prix. » Téléphron s’est approché. On lui a expliqué qu’en Thessalie les sorcières mutilent les cadavres ; pour arriver à leurs fins, elles se transforment en oiseaux, en chiens, en rats, en mouches ; aussi est-il nécessaire de veiller attentivement les morts, sans jamais succomber au sommeil ; si au matin le gardien ne rend pas le corps intact, on lui coupe au visage le morceau de chair correspondant à celui qu’a perdu le cadavre. Téléphron s’est décidé à accepter le marché. On le mène à la maison mortuaire, où le reçoit une veuve désolée. Le gardien chantonne pour se tenir éveillé. À minuit, il chasse une belette, qui s’est approchée du cadavre. Mais presque aussitôt il s’endort. Il se secoue au chant du coq, et d’un regard il interroge le mort : rien n’y manque. Il reçoit le prix convenu, mais a la maladresse d’offrir ses services pour la prochaine occasion, ce qui attire sur son dos une volée de coups. Cependant le cortège funèbre se met en marche. Tout à coup, un vieillard échevelé s’élance ; c’est le père du défunt ; il crie à l’assassinat, et accuse hautement la veuve. « Remettons, dit-il, à la divine Providence de faire connaître la vérité. Il y a ici un Égyptien, nommé Zachlas, prophète de premier ordre, qui, moyennant une somme très considérable, s’est engagé à ramener pour quelques instans l’âme des enfers et à ranimer le défunt. » Alors s’avance le devin, couvert d’une robe de lin, chaussé de feuilles de palmier, la tête rasée. Il applique à