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les bibliothèques et la critique modernes. On lit sur les manuscrits, au milieu même du récit, les mots « philosophe de Madaura » ou « citoyen de Madaura, » qui sont une interpolation évidente. De même, on a longtemps inséré dans le recueil des œuvres d’Apulée divers traités mystiques qui touchent aux sciences occultes, par exemple un opuscule sur les vertus des plantes, un autre sur les remèdes, enfin un dialogue hermétique intitulé : Aselepius, où Eschmoun-Esculape, le grand dieu de Carthage, s’entretient avec Hermès Trismégiste sur le monde et les hommes. Enfin, dans mainte histoire moderne de la littérature latine, on lit encore d’étranges assertions sur la biographie d’Apulée : on s’est obstiné à identifier l’écrivain et les personnages de son livre. Ainsi s’est transmise d’âge en âge l’antique erreur des Africains.

La légende magique d’Apulée n’est pas restée confinée dans son pays natal. Saint Jérôme, dans ses commentaires sur les Psaumes, mentionne les prodiges du philosophe de Madaura: « Ce n’est pas, dit-il, un grand privilège que de faire des miracles : en Égypte, les magiciens en firent contre Moïse ; de même, Apollonius et Apulée. » Mais c’est seulement en Afrique que les miracles du romancier ont occupé les imaginations populaires. Son nom et le souvenir de ses exploits y sont restés vivans pendant des siècles, et la légende d’Apulée magicien mérite d’y fixer un instant l’attention des historiens du christianisme.

Chose curieuse, les païens et les chrétiens d’Afrique sont unanimes à considérer Apulée comme un grand enchanteur. Mais les uns exagèrent sa puissance surnaturelle et lui en font honneur ; les autres contestent quelques-uns de ses miracles et attribuent le reste à la collaboration des diables.

La tactique des païens s’explique aisément. C’est vers la fin du second siècle que le christianisme accomplit dans l’Afrique romaine de sérieux progrès. À cette époque et à ce pays appartiennent l’ouvrage apologétique de Minutius Félix et les traités orthodoxes de Tertullien : leurs voix retentissantes font sortir la religion nouvelle des obscurs réduits où elle végétait jusqu’alors, mêlée à tous les cultes orientaux ; elle quitte les faubourgs et les ruelles du port pour escalader l’acropole de Carthage et revendiquer sa place au soleil. Juste au moment où s’éveillaient les grandes ambitions des apôtres chrétiens, Apulée, dont la parole sonore emplissait le théâtre de Carthage, résumait en lui toutes les gloires du paganisme africain. De ce jour, entre les apôtres et le philosophe, la guerre éclata, d’abord sourde et latente, puis franche et acharnée.

La popularité d’Apulée et la colère des chrétiens contre lui grandirent d’âge en âge, à mesure que s’animait la lutte mortelle entre