Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 85.djvu/614

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

impériale et les magistrats, cherchaient à forcer les derniers retranchemens du paganisme. Obligés par leurs dogmes mêmes de croire au merveilleux, ils admettaient la réalité des miracles d’Apulée et prenaient au sérieux les inventions de son roman; mais ils combattaient sa popularité avec d’autant plus d’acharnement. Dans un passage des Métamorphoses Apulée nous parait bien avoir raillé les chrétiens. On ne peut guère expliquer autrement le portrait satirique d’une singulière coquine dont s’égaie l’auteur : « C’était, dit-il, une ennemie de la foi, une ennemie de toute pudeur ; elle méprisait et foulait aux pieds nos divinités saintes; en revanche, elle était initiée à une certaine religion sacrilège, elle croyait à un dieu unique; par ses dévotions hypocrites et vaines, elle trompait tous les hommes. » Cette femme s’est éprise d’amour pour l’âne du roman, et sa passion l’entraîne aux plus étranges aventures. Or l’on sait qu’à Rome, dans leurs caricatures du Christ, les gens du peuple s’amusaient à le représenter avec une tête d’âne. Ne faut-il pas reconnaître une chrétienne dans cette dévote amoureuse d’un âne, et l’épisode ne renferme-t-il pas une satire cruelle du christianisme? Pour les évêques d’Afrique, c’était un grief de plus contre l’écrivain fameux que leurs adversaires transformaient en un prophète du paganisme. Orateur et prêtre, Apulée, aux yeux des Africains, avait le plus brillamment représenté l’ancienne civilisation au moment où les apôtres cherchaient à faire de Carthage une des capitales du christianisme. Adversaires et défenseurs personnifièrent en lui la société païenne. Les dieux vaincus avaient été relégués par les vainqueurs dans le cortège des diables : Apulée, leur prêtre et leur prophète, fut métamorphosé en sorcier.

Ainsi se résume la légende d’Apulée. Le conférencier chéri des Carthaginois, le romancier populaire de l’Afrique, a été déjà de son vivant soupçonné et accusé de magie. Après sa mort, des lecteurs prévenus ont trouvé dans ses ouvrages la confirmation de cette croyance. Le succès de la légende s’explique par les luttes religieuses qui ont passionné l’Afrique romaine. Tous ont cru aux miracles d’Apulée : les païens l’ont opposé au Christ comme un grand thaumaturge; les chrétiens ont poursuivi en lui un sorcier et un antéchrist.


PAUL MONCEAUX.