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représentation idéale d’un pays. Si l’Allemagne n’est pas ainsi, elle a tort ; c’est ainsi qu’elle devrait être, et l’art a raison contre la réalité. Après avoir lu le Freischütz, qu’hélas ! il ne pouvait plus entendre, le grand Allemand, l’auteur de la Symphonie pastorale, pouvait bien serrer Weber sur sa poitrine, et lui crier en sanglotant : « Va ! tu es un diable de garçon ! »

Guillaume Tell est moins italien que le Freischütz n’est allemand. Inspiré par la France et créé pour elle, Guillaume Tell est le chef-d’œuvre, non pas du génie italien (comme le Barbier, par exemple), mais d’un génie italien ; chef-d’œuvre que nulle école, nulle race ne peut revendiquer, encore moins désavouer ; chef-d’œuvre universel, dont personne n’est exclu. Il ne se rencontre dans l’œuvre d’aucun musicien une exception aussi prodigieuse que Guillaume dans l’œuvre de Rossini. Rien absolument, fût-ce Otello, fût-ce Moïse, ne présageait des beautés de cet ordre. On savait bien ce qu’était Rossini, ou du moins on croyait le savoir. Depuis quelque vingt ans, il émerveillait l’Europe avec ses chansons. Jamais, depuis Mozart, autant de musique n’était tombée des lèvres d’un homme, sinon sortie de son cœur. Par les fenêtres des palais de Venise, de Florence, de Rome, où des impresari soupçonneux l’enfermaient, le prodigieux improvisateur jetait ses trilles et ses roulades. Au hasard, les mélodies s’envolaient, exécrables, médiocres ou divines. Des unes et des autres, sans compter, sans choisir, Rossini faisait des opéras, ou ce qu’on appelait ainsi. Il écrivait indifféremment le premier acte d’Otello, ou le troisième, la Bénédiction des drapeaux du Siège de Corinthe, ou le triste finale qui suit. Il cousait des pièces neuves à de vieux vêtemens, et souvent le vieux emportait le neuf. Jusqu’à trente-huit ou quarante ans, il prodigua ainsi l’un des plus beaux génies qui jamais furent donnés à un homme ; il laissa chanter, presque sans les écouter, les voix qui ne se taisaient jamais en lui ; puis, un beau jour, il cessa de rire. Il prit un sujet plus grave, un livret peut-être un peu meilleur que les autres ; il tâcha de penser sérieusement à sa patrie, à son père, à la nature, et il écrivit l’une des deux ou trois œuvres sublimes de la musique. Puis il se reposa.

Sous tous les aspects, Guillaume est admirable. Il n’existe pas de plus beau drame musical, il n’en est pas où des sentimens plus forts soient plus fortement exprimés. L’amour filial, l’amour paternel, l’amour de la patrie, y parlent comme ils n’ont jamais parlé ; mais l’amour de la nature y parle encore plus que les autres. Avant même d’être un drame, Guillaume pourrait bien être un tableau musical. Là, comme dans le Freischütz, la nature se mêle toujours à l’action ; parfois même elle l’absorbe, elle efface certaines figures.