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Peu à peu le trouble de Mathilde s’apaise, et la jeune fille chante doucement l’air fameux : Sombres forêts! Aucun air de princesse n’approche de celui-là ; nul autre ne possède cette splendeur de la forme, sans passion, presque sans expression, cette beauté pour ainsi dire plastique. Sombres forêts! c’est plus qu’une romance de cantatrice, plus même qu’une rêverie de femme : c’est l’âme de la solitude, c’est la vie latente et nocturne des choses, le sommeil des grands sapins, dont l’accompagnement balance les rameaux.

Quant au finale de la conjuration, il est peut-être supérieur même à celui de la Bénédiction des poignards. D’abord, il est le premier en date; mais ce n’est pas tout. La qualité de la mélodie est plus rare, et la forme plus pure chez Rossini que chez Meyerbeer ; dans la péroraison de Guillaume : Si parmi nous il est des traîtres! que dans celle des Huguenots : Pour cette cause sainte. Ce n’est pas tout encore, et la suprême beauté de la scène des Cantons lui vient du paysage qui l’encadre. Des échos de cors, des phrases discrètes et comme prudentes, qui se traînent sous bois ou glissent sur l’eau ; à ces mots : J’entends de pas nombreux la forêt retentir, un simple tremolo, profond comme la forêt même ; des appels et des réponses à mi-voix, des récits dont chaque note est expressive ; un chant de violoncelles où l’on sent l’approche des barques et jusqu’à l’effort des rameurs; un lever de soleil éblouissant, et en(in, le plus radieux des hymnes à la patrie, tel est ce finale extraordinaire, où chaque ritournelle, chaque parole indique le secours mystérieux de la nature à l’homme. Oui, la nature ici se fait saintement complice de l’homme, et cette complicité pour leur délivrance à tous deux, la musique a su l’exprimer. Le finale du Rütli, c’est le soulèvement non-seulement des Suisses, mais de la Suisse elle-même ; c’est un élan des choses, de l’air, des arbres, des eaux, une aspiration universelle à la sainte liberté.

Jusqu’à la fin cette alliance subsiste. Ensemble à la peine, la nature et l’homme sont ensemble à l’honneur. Pour trop de gens, après : Asile héréditaire ! Guillaume Tell est terminé. Quel abonné de l’Opéra connaît l’apothéose : Tout change et grandit en ces lieux! Après le coup d’arbalète libérateur, tous les personnages se retrouvent; un peu, je le veux bien, comme dans un vaudeville, mais pour quel couplet final ! Guillaume s’achève, comme le Freischütz, par un admirable chant de joie. Mais, dans le Freischütz, quelques âmes seulement sont consolées; ce sont, pour ainsi dire, des affaires privées qui s’arrangent. Ici, tout un peuple est délivré, tout un peuple renaît et respire. Le ranz des vaches sonne encore. Lui qui flottait naguère avec mélancolie sous les « Sombres forêts, » le voici qui s’élève de plus en plus libre, de plus en plus pur. A mesure qu’il monte, les brumes s’évanouissent