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troncs d’arbres au travers d’un torrent. Ces derniers sujets veulent un Ruysdaël ou un Hobbema, comme la Symphonie pastorale veut un Beethoven.

Qu’on ne soupçonne pas au moins Félicien David d’artifice et de procédé. Au contraire, il n’a que de l’instinct, et un instinct, celui de l’étrange, de l’exotique. Jamais il n’aurait dû tenter une autre voie, ni marcher dans des empreintes trop grandes pour ses pas. L’ouverture de Lalla-Roukh médiocre allegro mendelssohnien, le prouve bien, et aussi quelques autres détails de cette partition, d’ailleurs exquise. Toujours le chameau! Mais, dès que le musicien remonte sur sa bête, on traverserait l’Orient derrière lui. Lalla-Roukh est un chef-d’œuvre de musique contemplative, sans passion, sans action. Noureddîn, prince charmant qui voyage, sa guitare à la main, vêtu comme un pauvre poète, jeune et bel émir de ces pays fabuleux que nomment seulement les Mille et une Nuits; Lalla-Roukh, elle aussi jeune et belle, portée en sa litière de soie à travers les bambous, ne vivent pas d’une vie réelle, mais d’un rêve de vie, d’un rêve d’azur et d’or. Le musicien n’a pas voulu d’épisodes, de péripéties. L’Orient de Lalla-Roukh est sans mélange, respecté dans son mystère indolent. Rien ne trouble ici ni la nature ni les âmes. Des âmes, en ont-ils seulement, les personnages de ce conte indien, ces êtres tranquilles et nobles qui s’aiment avec une volupté naturelle, innocente et incessante, comme doivent s’aimer les fleurs, si les fleurs savent s’aimer? Ah! que Schumann, Berlioz et les autres sont loin! Ici, plus de douleurs ; « c’est ici le pays des roses ; » tout respire la langueur, la mollesse, tout existe d’une existence à peine sensible, mais douce comme celle des vapeurs ou des parfums. La vie de l’âme se réduit, s’annihile dans Lalla-Roukh ; la volonté, presque la personnalité, se dissout au sein de cette musique qui trouble et enivre. Tout en elle est paresseux, caressant, tout, jusqu’aux moindres détails : la phrase de Noureddîn à son réveil : Laissez-moi reposer un peu! celles de Lalla-Roukh accueillant le chanteur errant, ou détachant pour lui la fleur de sa chevelure. Jamais de brutalité, jamais de brusquerie. La halte de Lalla-Roukh dans la forêt, sur les tapis, le chœur du repas, moelleux comme un vol de grands papillons, la danse des bayadères, tout cela est ravissant et tout cela était inconnu. La romance de Noureddin : Ma maîtresse a quitté sa tente! la rêverie du premier acte, le grand air et la barcarolle du second ; enfin toute la voluptueuse partition donne la sensation de l’amour exotique, d’un amour ignorant ou dédaigneux des préjugés et des lois, au-dessus ou en dehors des conventions et des convenances. Amour excusé, que dis-je ! conseillé dans ces contrées heureuses par l’exemple de l’universel amour. On devait s’aimer