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Ses sympathies se partageaient entre M. Thiers et M. Odilon Barrot ; mais il critiquait souvent leurs idées et leur conduite ; « La nature ne m’a coulé dans le moule ni de l’un ni de l’autre. Je suis plus jeune qu’eux, plus désintéressé du passé et nourri d’autres études. Je suis peut-être le seul homme en France qui unisse le sentiment de la liberté commerciale à celui de la liberté politique. « Il pensait que la grande affaire, le grand problème à résoudre, était d’organiser la démocratie, et il ne craignait pas de déclarer qu’il y a une part de vérité dans le socialisme : « Si la propriété était sérieusement menacée, pensez-vous que vous la sauveriez par des lois atroces et des charges de cavalerie ? Que l’on punisse ceux qui prêchent le pillage, ce n’est que justice ; mais qui empêchera que les conditions de la propriété ne soient le sujet d’un débat qui durera autant que le monde ?.. Qu’est-ce, je vous prie, que la révolution française, sinon une transformation de la propriété territoriale ? Ne voyez-vous pas que la même révolution se prépare dans l’industrie ?.. On fait des lois contre la discussion !.. En vérité, nous ressemblons à des enfans qui, ayant bronché contre une chaise, la traitent à coups de pied en se relevant. »

Il avait la dent dure ; il le prouva par l’âpreté des censures qu’il prononçait, en toute occasion, contre la politique de M. Guizot. Il l’accusait de mettre ses grands talens « au service d’un système de matérialisme, » de chercher dans les intérêts un dérivatif aux idées libérales. « La crise présente, écrivait-il le 22 juin 1846, rappelle trait pour trait la situation de la France en 1826 et 1827. C’est la même activité industrielle, la même fièvre de spéculations, le même besoin de richesse, la même lassitude de conviction, le même sommeil d’idées et de sentimens généreux. La diversion que M. Guizot a voulu faire au moyen des chemins de fer, M. de Villèle l’avait tentée à l’aide des fonds publics, et M. de Polignac lui-même la cherchait dans un développement nouveau de canaux et de routes. » Il ajoutait : « l’âge du roi permet de prévoir, à bref délai, un changement de régime. Si le changement de régime n’était pas précédé d’un changement politique, je craindrais pour la solidité de la monarchie. » Il se plaignait que le ministère conservateur réduisît tout l’art du gouvernement à l’art de ne rien faire, à la parfaite immobilité. Il lui reprochait de ne se maintenir au pouvoir que par la corruption des mœurs électorales et par des lois de rigueur. Il traitait d’impuissans ceux qui répriment, faute de savoir gouverner. Il était loin de prévoir que lui-même, quelques années après, recourrait aux lois répressives pour sauver son pays, et que plus tard encore, devenu ministre pour la seconde fois, il chercherait dans les travaux publics un dérivatif aux passions révolutionnaires. Il ne prévoyait pas non plus que, dans la fameuse séance du 18 juin 1851, il emprunterait à M. Guizot la plus hautaine de ses ripostes