Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 85.djvu/75

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le charmaient tous les jours davantage. En faisant connaissance avec la véritable vie monastique, il comprit ce qu’avait d’artificiel et d’incomplet pour une âme comme la sienne ce repos studieux (liberale otium) dont il avait joui dans la villa de Vérêcundus. Enfin il devint prêtre, et presque aussitôt évêque ; dès lors, comme il le dit lui-même, devant des devoirs plus sérieux, il laissa échapper de ses mains tous ces divertissemens d’homme de lettres, omnes illæ deliciæ fugere de manibus.

Ainsi saint Augustin n’a pas persisté longtemps dans le rôle qu’il s’était donné d’unir ensemble la religion et la philosophie. Mais qu’importe ? Ses efforts n’ont pas été perdus. Le travail, interrompu en apparence, se continua lentement et sans bruit, dans son esprit comme dans celui des autres, et à la longue le résultat fut atteint. Pendant ces tristes années du Ve siècle, où l’empire achevait de mourir, un grave problème se posait. La vieille religion une fois vaincue, il s’agissait de savoir si sa défaite entraînerait l’anéantissement du monde ancien, si la victoire du christianisme ressemblerait à celle de l’islam, qui n’a jamais pu s’assimiler aucun élément étranger et n’a rien laissé debout autour de lui. Heureusement, le goût des lettres et des arts, la culture gréco-romaine, avaient trop profondément pénétré les nations de l’Occident pour être déracinés même par une religion triomphante. Ces deux forces contraires, sentant qu’elles ne pourraient pas se vaincre, ont bien été obligées de s’accorder, et notre civilisation est le fruit de cet accord. Il nous faut donc être reconnaissans à tous ceux qui de quelque manière ont mis la main à l’œuvre. Nous leur devons ce bienfait que non-seulement l’antiquité s’est conservée dans nos bibliothèques comme un objet de belles études, mais que nous la sentons vivante en nous, qu’elle est entrée dans notre façon de voir et de penser, dans notre esprit et dans notre âme. Un des meilleurs ouvriers de ce grand ouvrage est assurément saint Augustin ; voilà ce qui donne de l’intérêt aux Dialogues philosophiques quelque faibles et pâles qu’ils paraissent à côté des Confessions et de la Cité de Dieu ; c’est par là que cette retraite de Cassisiacum, qui semble d’abord n’être qu’une crise passagère dans l’existence d’un homme, prend une certaine importance dans l’histoire même de l’humanité et mérite l’étude que nous venons de lui consacrer.


GASTON BOISSIER.