Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 85.djvu/842

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nommé Bertrand, dont Delphine parlera dans son interrogatoire, et qui voulut un jour l’aider à quitter la France. Il ne partagea pas le sort de son compagnon, et reçut de lui une partie de la somme que M. de Chaumont (Philoctète) avait réservée pour l’évasion de son ami.

La journée se passa dans l’attente de l’appel suprême des condamnés ; puis à la fin du jour, presque au moment où la charrette entrait dans la cour de la Conciergerie, le jeune Custine écrit à Delphine une autre lettre plus stoïque encore que la première :


« Quatre heures du soir.

« Il faut te quitter. Je t’envoie mes cheveux dans cette lettre. La citoyenne X…[1] promet de te remettre l’un et l’autre. Témoigne-lui-en ma reconnaissance.

« C’en est fait, ma pauvre Delphine, je t’embrasse pour la dernière fois. Je ne puis pas te voir, et si même je le pouvais, je ne le voudrais pas. La séparation serait trop difficile, et ce n’est pas le moment de s’attendrir.

« Que dis-je ? S’attendrir ?.. Comment pourrais-je m’en défendre à ton image ? Il n’en est qu’un moyen, celui de la repousser avec une barbarie déchirante, mais nécessaire. Ma réputation sera ce qu’elle doit être. Et, pour la vie, c’est chose fragile par sa nature. Des regrets sont les seules affections qui viennent troubler par momens ma tranquillité parfaite. Charge-toi de les exprimer, toi qui connais bien mes sentimens, et détourne ta pensée des plus douloureux de tous, car ils s’adressent à toi.

« Je ne pense pas avoir jamais fait à dessein du mal à personne. J’ai quelquefois senti le désir vif de faire le bien. Je voudrais en avoir fait davantage ; mais je ne sens pas le poids incommode du remords. Pourquoi donc éprouverais-je aucun trouble ? Mourir est nécessaire ; et tout aussi simple que de naître.

« Ton sort m’afflige. Puisse-t-il s’adoucir ! Puisse-t-il même devenir heureux un jour ! c’est un de mes vœux les plus chers et les plus vrais.

« Apprends à ton fils à bien connaître son père ! Que des soins éclairés écartent loin de lui le vice. Et quant au malheur, qu’une âme énergique et pure lui donne la force de le supporter !

« Adieu ! Je n’érige pas en axiomes les espérances de mon imagination et de mon cœur ; mais crois que je ne te quitte pas sans désirer de le revoir un jour.

« J’ai pardonné au petit nombre de ceux qui ont paru se réjouir

  1. Louise, la fille du geôlier.