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qu’homme de son temps, amateur très éclairé, nous le voyons, dans ses ouvrages, aborder avec une compétence égale les sciences, les lettres et les arts, tandis que sa correspondance est recherchée par tout ce que l’Europe compte alors d’esprits distingués. — Et pourtant, si un indiscret hasard n’avait livré à la publicité ses Lettres familières écrites d’Italie, ce chef-d’œuvre de gaîté française, d’esprit et d’ingénieuse critique, De Brosses serait peut-être complètement oublié aujourd’hui[1]. La postérité est injuste : le président mérite mieux que cet hommage à son esprit, accordé, il est vrai, par tous ceux qui ont lu ses lettres d’Italie et qui ne le connaissent pas autrement. — Ses autres ouvrages, la grande édition de Salluste, la Formation mécanique du langage, l’Histoire des navigations aux terres australes, le Culte des dieux-fétiches, etc., les nombreux mémoires qu’il adressa aux académies et aux sociétés savantes sur tous les sujets qui pouvaient intéresser de son temps un esprit cultivé, l’étendue et l’importance de ses relations, sa vie de grand seigneur, sa lutte avec Voltaire, qui divisa le monde des lettres, tout contribua à lui donner une place considérable dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Il semble donc qu’il doive obtenir du XIXe plus que cette indifférence dans laquelle il paraît tombé, et c’est justice que de protester aujourd’hui contre un oubli immérité.


I.

Les démêlés du président avec Voltaire furent longs et douloureux : De Brosses l’emporta, mais nous verrons à quel prix ! — Sainte-Beuve, avant de montrer le rôle que Voltaire joua dans cette affaire, prend une précaution oratoire : « Assuré, dit-il, qu’il ne saurait y avoir d’incertitude sur l’admiration si due au plus vif esprit et au plus merveilleux talent, je serai moins embarrassé à parler de l’homme et à le montrer dans ses misères. » — Qu’on nous permette de nous ranger derrière Sainte-Beuve, et de faire la même déclaration que lui, car nous sentons bien que, comme lui, c’est pour le président que nous prendrons parti. Ainsi ont fait les Bourguignons ses contemporains, qui presque tous, Buffon, Piron, Clément, Crébillon, Cazotte, Montillet, Larcher, et surtout le tant dénigré Patouillet, devinrent les ennemis de Voltaire. Il y avait peut-être, après tout, quelque solidarité de compatriotes au fond de cette rancune.

  1. Une copie des Lettres particulières fut dérobée par un sieur Serieys, qui était, en 1793, commis à la garde des papiers saisis chez les émigrés, et il la fit imprimer en 1799.