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mission historique de la Russie en Orient, sans qu’ils semblent toujours se rendre compte de ses limites ou de ses conditions. Se borne-t-elle à émanciper les peuples chrétiens, à ressusciter les nationalités ensevelies depuis des siècles sous la domination musulmane, il n’y a rien là que de conforme aux intérêts ou aux traditions de la France, à ce qu’elle aussi a longtemps appelé sa mission historique. Est-ce insuffisant pour la Russie, veut-elle établir sur l’Orient son hégémonie politique et religieuse, prétend-elle asseoir sa domination sur les deux rives du Bosphore, ou réduire la Turquie et les jeunes états issus des démembremens de l’empire turc à n’être que des vassaux du tsar, cela ne cadre plus ni avec les traditions ni avec les intérêts moraux ou matériels de la France.

Il faut, dira-t-on, délimiter la sphère d’action des deux puissances. L’Orient est assez grand pour qu’il y ait part à plusieurs. Ne peut-on abandonner à l’ascendant de la Russie la péninsule des Balkans, lui laisser le champ libre sur le Bosphore, sans fermer à l’action française les rivages du fond de la Méditerranée ? Un tel partage d’influence est malheureusement chimérique. La puissance qui détiendra Constantinople dominera tout l’Orient, surtout si cette puissance est la Russie, qui tient déjà l’Asie-Mineure par l’autre extrémité, menaçant les plateaux de l’Arménie et les sources de l’Euphrate. Reste la Syrie ; mais la Syrie ne saurait longtemps être isolée de l’Asie-Mineure, qui la domine, comme elle-même domine l’Egypte.

Eh bien ! s’écrieront des Français qui n’ont jamais foulé le sol du Levant, que nous importe après tout ce lointain Orient? Pour la Russie, l’Orient est une question vitale ; pour nous, ce n’est qu’une affaire de sentiment. Laissons-lui l’Orient. Si les Balkans ne lui suffisent point, qu’elle s’étende à son aise sur l’Asie-Mineure. Que nous importent après tout la Roumanie, la Bulgarie, la Serbie, l’Arménie, l’Anatolie? Que nous font Constantinople et les détroits, ou même le Liban et les Lieux-Saints? Il ferait beau voir la Syrie et ses jésuites ou ses lazaristes se mettre en travers de l’alliance russe ! — Il y a des patriotes qui sacrifieraient avec joie à la Russie tous les débris de l’ancienne grandeur française dans le monde. — C’est avec de pareils raisonnemens qu’un peuple perd, en une heure d’engouement, l’héritage de dix siècles d’efforts. Renoncer à sa situation traditionnelle en Orient, ce ne serait rien moins pour la France qu’abdiquer définitivement le rang de grande puissance. Sa clientèle catholique abandonnée, les écoles de ses pères et de ses frères fermées, c’est la langue française évincée de ces rivages où elle semblait appelée à régner en reine,